Égypte : la série télé qui bouscule les clichés sur les hommes et les femmes
« Le Septième Voisin », l’équivalent égyptien de « Plus belle la vie », cartonne, mais la série télévisée suscite l’ire des conservateurs.
DE NOTRE CORRESPONDANTE AU CAIRE, ARIANE LAVRILLEUX
Nous ne sommes pas dans le « Panier » marseillais, mais dans le Maadi cairote, quartier résidentiel et verdoyant de la capitale égyptienne. À la nuit tombée, au volant de sa voiture à l’arrêt, Hisham décide de déclarer sa flamme à sa collègue et amie Maï qu’il aime depuis toujours, mais en silence. Face à la mine décontenancée de la jeune femme qui sort tout juste d’une relation tumultueuse, Hisham fond en larmes en répétant « je t’aime ».
Cette scène, qui clôt un épisode-clé de la série Le Septième Voisin (سابع جار Saba’a gar en égyptien ), a valu un torrent de messages à l’acteur débutant Ahmed Refaat. « Comment peux-tu pleurer en face d’une femme, exprimer tes sentiments alors qu’elle ne t’aime pas ? ! C’est une question de dignité, tu es un homme ! » lui ont écrit de vagues connaissances. À l’inverse, des femmes sont venues le féliciter sur les réseaux sociaux pour « son courage » alors que ce trentenaire, toujours directeur marketing d’une chaîne de fast-food, n’y voit qu’un comportement « normal de n’importe quel amoureux » sincère.
Petite, je pensais que les hommes n’avaient pas de larmes
Pour tourner cette scène inhabituelle à la télévision égyptienne, la scénariste Heba Yousry a dû insister. « Beaucoup de gens voulaient que le personnage d’Hisham pleure seul dans la voiture après que Maï soit partie, comme si c’était quelque chose d’humiliant », se souvient la metteuse en scène de 33 ans à l’origine du feuilleton. Avec l’appui de ses acolytes Aytin Amin et Nadine Khan, deux réalisatrices expérimentées également derrière la caméra, la scène a finalement été maintenue telle quelle.
« Quand j’étais petite, je pensais que les hommes n’avaient pas de larmes », s’esclaffe Heba Yousry, qui ambitionne avec la série « non pas de changer les mentalités, mais de faire réfléchir et surtout d’encourager les téléspectateurs à moins juger les autres ».
La série ne bat pas seulement en brèche le cliché de l’homme fort, rationnel et maîtrisant ses émotions, omniprésent dans les fictions populaires égyptiennes. Ses trois réalisatrices ont aussi choisi de mettre en avant des personnages de femmes puissantes et indépendantes.
Des femmes puissantes
Les deux héroïnes principales de la série sont deux sœurs truculentes, qui incarnent la figure classique de la mère égyptienne à l’amour parfois étouffant. L’une est veuve avec deux ados à charge, l’autre est fonctionnaire et mariée à un magouilleur absent qui ne se manifeste que quand il a besoin d’argent. Non sans râler, toutes les deux assument l’éducation et les repas de leurs enfants, dont certains sont adultes, mais vivent avec elles. Dans le même immeuble qu’elles, plusieurs trentenaires de la classe moyenne évoluent : une musicienne, une cadre, une architecte, une laborantine et deux mères au foyer. Si cette représentation est un peu déséquilibrée par rapport à la réalité égyptienne où seulement 24 % des femmes ont un emploi, nombre de téléspectatrices s’identifient à ces actrices très peu maquillées que l’on pourrait croiser sans peine dans les rues du Caire.
« Tout le monde peut s’y reconnaître, riche ou pauvre, voilée ou non. J’ai l’impression de m’asseoir avec mes amis quand je les regarde », témoigne Dina Fadly, jeune photographe accro « pour la première fois » à une série égyptienne. Le magazine féminin What Women Want propose d’ailleurs un quizz pour savoir quel personnage vous ressemble le plus.
Le ton naturel et familier des dialogues, parfois improvisés, est devenu la marque de fabrique du feuilleton, attirant près de deux millions de téléspectateurs à chaque épisode. Si la censure impose quelques « bip » sur les mots jugés les plus grossiers, plusieurs personnages fument nonchalamment du hachich, illégal, bien que répandu en Égypte.
Un bébé toute seule
« Dans n’importe quel autre programme télé, les jeunes fumeurs auraient été sermonnés, mais dans Le Septième Voisin, il n’y a jamais de leçon de morale », se réjouit Noa Khattab, fan du feuilleton qui doit son nom à un hadith [parole du prophète Mohammed, rapporté par ses compagnons] encourageant à être attentifs et aider ses voisins jusqu’au septième le plus éloigné. Une absence de morale qui exaspère au contraire les parents de Noa, « conservateurs et assez religieux », pour qui le script « encourage les jeunes à enfreindre les règles sans craindre d’être puni ».
Dans les foyers, la série passionne autant qu’elle divise. La polémique nationale la plus vive a explosé après l’épisode où Hala, cadre de 35 ans aux tenues ultra-chics, annonce qu’elle souhaite élever un enfant seule. Qui plus est sans se marier. Elle envisage alors l’insémination artificielle. Sa mère s’égosille de colère, l’accusant de vouloir « détruire la société », puis finit par accepter le compromis d’un mariage à durée limitée avec un collègue volontaire. L’accord tacite prévoit que la liaison de Hala se transforme en divorce, une fois le bébé enfanté.
Accusées de « répandre le vice »
Heba Yousry ne fut pas surprise du choc provoqué par la mise en scène d’une telle union, « bien plus fréquente qu’on ne l’imagine mais taboue » dans la société égyptienne qui respecte majoritairement le cadre du mariage religieux. L’artiste n’imaginait pourtant pas qu’elle serait à la cible d’autant d’« insultes » et « accusée de comploter contre l’Égypte », ou encore de « répandre le vice ». L’avortement médicamenteux (illégal en Égypte) d’une des héroïnes quelques épisodes plus tard a lui aussi déclenché une salve d’invectives. Bishoy Emil, 26 ans, ne va pas si loin, mais il reproche à la série de présenter « trop de rôles masculins négatifs, très passifs, parfois violents ou vivant aux crochets de leur épouse ».
Une critique que rejette l’acteur Ahmed Refaat qui incarne l’amoureux éconduit et toujours bienveillant. Heba Yousry reconnaît néanmoins que les hommes peuvent apparaître « un peu plus faibles que les femmes dans la série, mais cela reflète la réalité égyptienne où les femmes doivent affronter beaucoup plus d’obstacles que les hommes et s’endurcissent donc plus avec l’expérience ». Pour réussir à travailler malgré l’interdiction d’un mari ou sortir contre l’avis d’un père, ses compatriotes « se forgent en effet une carapace bien plus solide que leurs frères élevés sans contraintes », estime la scénariste.
Convaincus au contraire que la série dépeint une réalité trop éloignée de la vie des foyers égyptiens, ses détracteurs réclament son interdiction. Des appels ignorés par la chaîne privée CBC, qui vient de diffuser le 21e épisode de la saison 2. Malgré le vent de puritanisme qui souffle sur le paysage médiatique et culturel, contraignant récemment le Saturday Night Live arabe à l’arrêt, le succès commercial semble pour l’instant épargner Le Septième Voisin. Une nouvelle saison serait même à l’étude.