Bagarres, portes murées, seringues abandonnées… la crise immobilière du début des années 2010 en Espagne a des conséquences inattendues: des dizaines d’appartements inoccupés de Madrid et Barcelone sont devenus des points de vente et de consommation de drogues dures, au grand dam des riverains.
« Tu ne vis plus. Tu as plus peur chez toi que dehors »: Begoña Sebastian, experte-comptable de 51 ans, a été l’une des premières voisines d’un « narco-squat » dans son quartier populaire de Lavapiés au centre de Madrid.
Pendant trois ans, des trafiquants de haschich et de cocaïne ont élu domicile à l’étage en-dessous du sien, dans un appartement vide, après sa saisie par une banque à une famille endettée. Jusqu’à ce que cette brune au visage rond parvienne à faire évacuer l’appartement mi-mai 2016 et murer sa porte, pour éviter l’arrivée de nouveaux occupants.
L’immeuble infesté de punaises, le va-et-vient incessant de clients à toute heure, les bagarres, la crainte d’une explosion au gaz causée par des squatteurs à l’esprit embué lui ont fait perdre le sommeil. « Tu finis par pleurer », dit cette femme qui baisse le ton quand elle passe près d’un des « narco-squats » qui ont proliféré à Lavapiés.
Des seringues abandonnées par des consommateurs de drogue dans un « narcopiso »,appartement squatté par des dealers à Barcelone le 14 février 2018 (AFP – Lola BOU)Elle connaît par coeur l’adresse de chacun de ces appartements, qu’elle a appris à reconnaître de l’extérieur: porte d’entrée taguée ou enfoncée, vitres brisées et mal recouvertes par un bout de carton…
D’autres quartiers ont connu le même phénomène depuis deux ans, comme Puente de Vallecas à Madrid, ou El Raval, un dédale de rues dans le centre historique de Barcelone, déclenchant des manifestations de riverains, dont certains ont accroché à leurs fenêtres des draps rouges en signe de protestation.
– Héritage de la crise –
Bien que les manifestations soient nombreuses, les données sur le phénomène sont embryonnaires et le ministère de l’Intérieur assure ne disposer d’aucune statistique nationale sur ces « points de vente », renvoyant aux autorités régionales.
Dans le quartier de Raval à Barcelone, le 14 février 2018, des banderoles déployées par des riverains qui réclament « un quartier digne » en Espagne, en réaction au squat d’appartements innocupés servant de lieu de vente aux dealers locaux (AFP – Lola BOU)Dans la région de Madrid, la police nationale affirme avoir démantelé 105 « narco-squats » en 2017 et arrêté 314 personnes à cette occasion. La police n’a pas transmis à l’AFP de données antérieures.
Dans le district de la vieille ville de Barcelone, la police catalane dénombrait début avril 17 appartements perquisitionnés en lien avec le trafic de drogue et 34 personnes arrêtées depuis le début de l’année.
La multiplication des logements vides hérités de la crise de 2008 qui a entraîné l’expulsion de milliers de familles de leur logement expliquerait le phénomène, selon les autorités.
Ces habitations dévaluées appartiennent à des banques ou des fonds d’investissement qui évitent de les vendre pour l’instant, attendant que les prix remontent, et qui les délaissent parfois très longtemps.
« Les immeubles (sont) dans un état de conservation déplorable, ce qui facilite les occupations », affirme Gala Pin, une élue de la mairie de Barcelone en charge du district de la vieille ville.
« Des mafias occupent les appartements, puis elles y vendent, ou elles y installent des gens qui vendent pour elles », explique à l’AFP une source policière à Madrid.
Les trafiquants profitent de l’impossibilité de déloger une propriété privée sans intervention de la justice, ce qui peut prendre des mois, ajoute-t-elle.
– « Zombies » –
« Ils ont commencé par vendre beaucoup de haschich, puis ils ont vu qu’il y avait aussi une demande pour la cocaïne et parfois même pour l’héroïne », précise cette source policière.
Le retour de l’héroïne aux États-Unis a réveillé de mauvais souvenirs en Espagne: cette drogue opiacée consommée par injection y avait fait des ravages dans les années 1980. « Tous ceux de ma génération ont perdu des amis à cause de l’héroïne. Nous ne voulons pas que ça recommence », raconte Manolo Osuna, 54 ans, facteur à Lavapiés.
À Barcelone, Carlos, porte-parole d’une association d’habitants qui refuse de dévoiler son nom de famille par peur des trafiquants, décrit ainsi « une dégradation sociale effrayante, des rues pleines de gens qui ressemblent à des zombies ».
Une cage d’escaliers d’un immeuble abritant un « narcopiso », appartement squatté par des dealers servant de lieu de vente et de consommation de drogue à Barcelone, dans le quartier de Raval (AFP – Lola BOU) »Les escaliers sont imprégnés de sang, de déjections, d’urine, ils laissent traîner des seringues… », affirme ce voisin d’un immeuble qui fut jusqu’en octobre un des principaux points de vente de Barcelone.
Mais les policiers et travailleurs sociaux consultés par l’AFP écartent l’hypothèse d’une hausse de la consommation d’héroïne. Ils constatent plutôt un déplacement du trafic des zones marginales, où la police a multiplié les opérations antidrogue, vers les centres-villes.
« Selon l’endroit où se trouve la pression policière, le trafic se déplace », explique Josep Rovira, porte-parole de la fédération catalane de soutien aux toxicomanes.
Barcelone, dirigée par une ancienne militante du droit au logement, assure négocier avec les propriétaires d’appartements vides pour les pousser à les louer.
Madrid, elle aussi dirigée par la gauche, a augmenté les effectifs de la police municipale et va installer des caméras de surveillance dans les rues les plus touchées.
Les associations d’aide aux toxicomanes confirment l’existence de ces appartements. Elles réclament une meilleure prise en charge des consommateurs par les pouvoirs publics, afin de les éloigner de ces squatts et de mieux les surveiller médicalement pour éviter intoxications et overdoses.