La Turquie envahit la Syrie pour attaquer les forces kurdes soutenues par les États-Unis
Par Halil Celik et Alex Lantier
23 janvier 2018
Dimanche, à 11 h, heure locale, les chars et l’infanterie turcs ont envahi Afrin, une région multiethnique kurde au nord-ouest de la Syrie. Les forces turques ciblent le Parti de l’Union démocratique syro-kurde (PYD) soutenu par les États-Unis, et sa milice, les unités de protection du peuple (YPG), qui contrôlent Afrin. En même temps, l’Armée syrienne libre (FSA), la force par procuration d’Ankara en Syrie, a attaqué Afrin depuis le Sud et l’Est, soutenue par des chars et des forces spéciales turcs.
Cette agression par la Turquie est une escalade imprudente qui va exacerber les conflits à travers le Moyen-Orient et accroître le risque de guerre entre les grandes puissances. Avec le soutien tacite de Moscou, la Turquie attaque les YPG, la colonne vertébrale de la milice des Forces démocratiques syriennes (FDS), procuration américaine en Syrie. Le risque que cela puisse provoquer un affrontement entre les forces américaines, turques et russes et une guerre généralisée entre les États-Unis et la Russie, est très réel.
L’invasion terrestre, baptisée « Rameau d’Olivier », est survenue après des heures de frappes aériennes turques sur Afrin, y compris contre une base aérienne utilisée par les forces américaines pour livrer du matériel et des armes aux FDS.
Cela signifie une rupture historique de l’OTAN, dont les États-Unis et la Turquie sont tous deux membres. Étant donné que l’invasion turque a apparemment le soutien de Berlin, elle reflète des conflits profonds et croissants entre les principales puissances de l’OTAN.
Dès le début de l’opération dimanche, le Premier ministre turc Binali Yildirim a déclaré qu’il visait à créer une « zone de sécurité » de 30 kilomètres le long de la frontière turco-syrienne. Il a dit que l’opération se déroulerait en quatre étapes, sans donner plus de détails. Il est probable qu’elle continuera vers l’Est jusqu’à Manbij, une région occupée par les FDS depuis qu’elle y a combattu les forces de l’État islamique (ÉI) en août 2016.
À l’époque ce développement avait provoqué l’Opération Bouclier de l’Euphrate, une invasion par l’armée turque pour bloquer l’offensive kurde en Syrie et briser ce qu’Ankara appelait « un couloir de terreur le long de la frontière turque ».
Les premières informations dans la presse sur l’attaque turque étaient contradictoires. Les responsables turcs et les médias ont salué à l’unanimité l’opération comme un grand succès. Cependant, le YPG a prétendu avoir repoussé les forces turques et de la FSA « après de violents affrontements ».
L’Union des communautés kurdes (KCK), un groupe qui chapeaute le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) en Turquie et des organisations kurdes en Syrie et en Iran, a condamné l’opération et déclaré qu’elle « défendrait Afrin avec toutes ses forces ». Dans une déclaration écrite (en anglais), elle a accusé la Russie et la Syrie « d’avoir permis à la Turquie d’attaquer Afrin ».
L’offensive menace de provoquer une guerre civile dans les régions à majorité kurde du sud de la Turquie. S’exprimant à Bursa, le président turc Recep Tayyip Erdogan a juré d’écraser toute opposition en Turquie à la guerre, y compris celle du Parti démocratique du peuple (HDP) pro-kurde. « Quiconque donne suite à l’appel du HDP, KCK et PKK de descendre dans la rue, doit savoir que nos forces de sécurité s’en occuperont et qu’ils paieront un lourd tribut », a-t-il déclaré.
Tard hier, les médias turcs ont rapporté trois attaques de missiles dans la province de Reyhanlı, dans le sud-est de la Turquie, tuant une personne et blessant 32 civils.
En Turquie, le parti Justice et Développement d’Erdogan utilise l’invasion pour intensifier sa répression contre l’opposition politique, avec le soutien du Parti du peuple républicain et les fascistes du Parti du mouvement nationaliste. Des centaines de manifestants contre l’invasion ont été arrêtées dans plusieurs villes turques. Le ministère de la justice lance des poursuites contre la présidente du Parti de la société démocratique (DTP) Leyla Güven, le porte-parole du HDP, Ayhan Bilgen, et le vice-président du HDP, Nadir Yıldırım, pour avoir critiqué l’invasion d’Afrin.
La Turquie n’a pu lancer l’opération que grâce à un soutien russe tacite. Moscou a retiré ses forces militaires cantonnées à Afrin qui participaient à l’intervention contre les milices islamistes soutenues par l’OTAN en Syrie, et a permis aux avions turcs d’opérer dans l’espace aérien de la région. Moscou a aussi servi de médiateur pour la Turquie dans les relations avec les gouvernements syrien et iranien, qui ont critiqué l’invasion.
Hier, des responsables russes ont cité Washington comme responsable pour cette attaque, affirmant qu’il avait pris des « mesures provocatrices » en disant que les États-Unis allaient armer le YPG afin que ce dernier serve à contrôler la frontière syro-turque.
Le ministère syrien des Affaires étrangères a déclaré que la Syrie « condamne fermement l’agression turque flagrante contre la ville d’Afrin, qui fait partie intégrante du territoire syrien, soulignant que cette agression est la plus récente d’une série de transgressions turques contre la souveraineté syrienne ». Il a nié les affirmations par le ministre turc des affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, selon lesquelles la Turquie aurait informé la Syrie à l’avance, les traitants de « mensonges que le gouvernement turc continue de proférer ».
L’Iran, principal allié régional de la Syrie, a exprimé l’espoir que « l’opération prendra fin immédiatement ».
L’invasion turque de la Syrie est la conséquence des décennies de carnages et de guerres impérialistes au Moyen-Orient menés par les États-Unis depuis la guerre du Golfe Persique et la dissolution de l’URSS par la bureaucratie stalinienne, qui ont eu lieu en 1991. En l’absence d’une menace militaire soviétique, Washington se sentait libre de lancer des guerres toujours plus sanglantes en Irak, en Afghanistan, en Syrie et ailleurs, avec l’aide de certains ou même tous ses alliés de l’OTAN. Cependant, il est de plus en plus clair que les conflits internationaux engendrés par ces guerres, dont fait partie l’indignation d’Ankara quant au recours des États-Unis aux forces par procuration kurdes, ont franchi un seuil qualitatif.
Alors que la Turquie s’apprête à détruire la force par procuration américaine en Syrie, l’OTAN est sur le point de s’effondrer et Washington est de plus en plus isolé. Il fait face à une puissante coalition d’opposants au Moyen-Orient qui bénéficie du soutien même des soi-disant alliés européens de Washington. Ce dernier réagit en annonçant une stratégie militaire axée sur la préparation d’une guerre totale contre des puissances nucléaires telles que la Russie et la Chine.
Les déclarations initiales des États-Unis sur l’invasion n’étaient pas claires et se contredisaient. Le Département d’État américain a déclaré que Rex Tillerson, le Secrétaire d’État, avait parlé avec ses homologues russes et turcs d’« assurer la stabilité dans le nord du pays », mais n’a donné aucun détail. Les responsables du Pentagone ont déclaré qu’ils « encouragent tous les intéressés à éviter l’escalade et à se concentrer sur la tâche la plus importante de vaincre l’État islamique ».
En fait, le Pentagone a dévoilé vendredi une stratégie de défense nationale qui proclame que « la guerre contre le terrorisme » a été supplantée par le besoin de préparer la guerre contre les grandes puissances rivales. « La compétition entre grandes puissances – et non le terrorisme – est maintenant l’axe central de la sécurité nationale américaine », a déclaré le secrétaire américain à la Défense, James Mattis alors qu’il présentait le document, qui distingue spécifiquement la Russie et la Chine en tant que menaces prééminentes à la domination mondiale américaine.
Les États-Unis sont ouvertement préoccupés par l’invasion turque. Le Centre pour le Progrès américain, un groupe de réflexion de Washington, a averti que cela « pourrait déclencher une nouvelle phase sanglante de la longue guerre civile syrienne » et « pourrait aussi viser les États-Unis », qui « ont passé trois ans à chercher un équlibre entre une relation troublée avec la Turquie et les impératifs de la campagne contre l’ÉI en Syrie ». Le Centre pour le Progrès américain a poursuivi : « Alors que cette campagne tire vers sa fin, le numéro d’équilibriste est encore une fois au bord du gouffre. »
Le contraste avec la politique de l’Allemagne, première puissance européenne, ne pouvait être plus frappant. Berlin semble avoir donné le feu vert à l’invasion. Mercredi dernier, au moment où les bombardements contre les positions du YPG avaient lieu, et le Conseil national de sécurité d’Erdogan menaçait d’envahir la Syrie, une délégation de hauts responsables de la sécurité turque est arrivée à Berlin pour deux jours d’entretiens soulevant des mesures à prendre contre les Kurdes.
Alors que la presse allemande commentait « le nouveau revirement » de Berlin en faveur de la Turquie, le ministre allemand des affaires étrangères Sigmar Gabriel a dit que Berlin avait l’intention d’avoir « de meilleures négociations » avec Ankara, « profitables à la Turquie, l’Allemagne et l’Europe ». Berlin a annoncé une nouvelle répression contre les activités du PKK en Allemagne, comme en témoignent les 130 enquêtes lancées par le parquet fédéral.
Berlin a également signalé que la Turquie va continuer à bénéficier du soutien militaire allemand malgré son attaque contre les forces soutenues par les États-Unis en Syrie, comme en témoigne le traitement accéléré accordé par l’Allemagne à la demande turque pour la modernisation de ses chars « Léopard » par l’entreprise Rheinmetall. « Le gouvernement fédéral se montre flexible dans ses retrouvailles avec la Turquie », a écrit Der Spiegel. « Selon les sources de Der Spiegel, Berlin veut maintenant donner le feu vert à un accord d’armement de plusieurs millions d’euros avec Ankara. »
Ces déclarations de soutien allemand à la Turquie au moment même où elle bombarde les forces militaires par procuration américaine en Syrie soulignent les tensions profondes qui déchirent l’OTAN et l’aggravation du danger de conflit direct entre les grandes puissances mondiales.
(Article paru en anglais le 22 janvier 2018)