« C’est très narcissique de croire que le djihadisme en France est lié à la laïcité ou à l’urbanisme »
ENTRETIEN. Hugo Micheron, chercheur à l’ENS et spécialiste du djihadisme, met en garde contre les analyses trop dogmatiques de la radicalisation.
PROPOS RECUEILLIS PAR CLÉMENT PÉTREAULT
Il en va des théories sur la radicalisation comme des modes, à chaque saison sa nouvelle collection. Au lendemain de l’attentat au couteau qui a fait un mort dans le quartier de l’Opéra à Paris samedi 12 mai, certains défendent l’idée que les terroristes seraient influencés par un environnement urbain « djihadogène », d’autres présentent les soldats autoproclamés de Daech comme des « déséquilibrés » ou de simples « loups solitaires »…
Si toutes ces lectures ne sont pas fausses et incompatibles entre elles (les terroristes parfaitement équilibrés sont assez rares), elles ne suffisent pas à expliquer les phénomènes de passage à l’acte chez les jeunes radicaux, souvent inspirés par un islam rigoriste dont l’implantation progresse en France. Hugo Micheron, chercheur à l’ENS et spécialiste du djihadisme français, nous explique pourquoi il est urgent de prendre ses distances avec les analyses teintées d’idéologie pour combattre efficacement ce phénomène.
Le Point : Où en est le phénomène djihadiste en France ?
Hugo Micheron : Le logiciel djihadiste consiste à démultiplier les attaques dans l’espace et dans le temps pour nous faire croire que nous pourrions être touchés n’importe quand et n’importe où. Mais il ne faut pas tomber dans le piège en cultivant un sentiment de survulnérabilité. La réaction de l’État a été très puissante, des filières ont été démantelées. L’heure est à la recomposition des forces. Sur les trente dernières années, il y a toujours eu du djihadisme en France, simplement le phénomène a changé d’échelle avec Daech. En Bosnie dans les années 90, il y avait une douzaine de djihadistes français. En Irak quelques années plus tard, ils étaient 80. Et en Syrie entre 2014 et 2016, il y avait plus de 2 000 djihadistes français… La vraie question que l’on doit se poser est : « Que se passe-t-il en dehors des périodes de guerre et d’attentats ? » Comment se fait-il qu’un certain nombre de réseaux préexistant à Daech aient été canalisés vers la Syrie lors de la proclamation de l’État islamique ? Certains quartiers, très touchés par les départs en Syrie, font partie d’un dispositif large et mondialisé. Il ne sera pas possible de combattre cette logique sans un diagnostic éclairé sur la situation.
L’approche socio-économique est trop limitée ?
Oui. On ne peut pas mettre de signe égal entre discrimination et djihad, c’est un discours dangereux ! C’est très narcissique de croire que le problème est lié aux spécificités françaises comme la laïcité ou une certaine forme d’urbanisme. Certains croient que la laïcité serait le problème. Dans ce cas, comment expliquer qu’il y ait eu 100 départs de Molenbeek qui, je le rappelle, se trouve en Belgique où la laïcité n’est pas le principe régulateur ? À l’inverse, regardez Marseille, il n’y a eu aucun départ des quartiers nord, qui sont pourtant très ségrégés économiquement – ce qui ne veut pas dire que la situation n’est pas préoccupante sur place non plus. Cette explication est insatisfaisante, car elle n’explique rien. Et si on étudie les phénomènes de départs vers la Syrie en détail, elle ne tient pas la route. Comment expliquer que certains quartiers ont fourni beaucoup de combattants alors que d’autres à sociologie comparable aucun ? Le djihad n’est pas présent partout et le risque n’est pas permanent.
Regardez Marseille, il n’y a eu aucun départ des quartiers nord, qui sont pourtant très ségrégés économiquement
En réalité, les zones touchées par les départs sont celles où un activisme djihadiste a préparé le terrain. Tous les pays de l’UE ont été touchés. Mais en regardant plus en détail, on remarque que quatre pays totalisent 80 % des départs : France, Allemagne, Grande-Bretagne et Belgique, cette dernière étant la moins touchée en nombre, mais la plus touchée par rapport à la population totale. Regardons maintenant plus en détail : la France a fourni 40 % des départs européens. Tous les départements ont été touchés par des départs. Mais une quinzaine de zones ont fourni l’essentiel des forces. En zoomant encore un peu plus, on voit que cela s’articule à l’échelle d’un quartier, voire d’un immeuble. En fait, il y a toujours un maillage d’individus autour d’un centre physique ou symbolique.
Donc si on vous suit, le djihadisme prospère effectivement sur un terreau social, mais il ne peut exister sans un prosélytisme et des réseaux structurés ?
Cette forme d’activisme djhadisant existe depuis une dizaine d’années. On ne peut pas comparer Lunel et Trappes, pourtant toutes deux surnommées « capitales du djihad »… Trappes est une ville où la drogue est très présente, avec une faible mixité sociale et des acteurs islamistes bien implantés comme des anciens du GIA (Groupe islamique armé, NDLR). Lunel n’a rien à voir avec ce tableau : il s’agit d’une ville dortoir en milieu rural. Beaucoup de combattants de Lunel sont en réalité partis des villages alentours, villages dans lesquels ils s’estimaient parfaitement intégrés et à l’abri du racisme, comme je l’ai découvert auprès de certain d’entre eux en prison… Sur le plan religieux, Trappes et Lunel n’appartiennent pas non plus aux mêmes réseaux. Contrairement à Trappes, le salafisme est très peu présent à Lunel qui est plutôt travaillé par les Frères musulmans et les Tablighs.
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Vous dénoncez dites-vous une « lecture narcissique » de la radicalisation…
Les discussions sur la radicalisation butent toujours sur le même écueil : on se persuade que tout cela n’existe qu’en France, alors que le même phénomène se joue en Europe et dans le monde arabe. Il y a aujourd’hui une guerre idéologique à l’intérieur de l’islam dont les musulmans sont les premières victimes. L’approche française joue trop souvent la carte de la surpsychologisation ou de la dérive sectaire, il est vain de dire que les attentats sont le fait de quelques fous, alors même que Daech démontrait sa capacité d’entreprise sur ces questions-là ! C’est une manière de ne pas vouloir analyser le problème.
Pour comprendre ce qui se passe, il faut nous confronter à des terrains que l’on connaît mal. Certains nous disent que l’on ne devrait pas entrer dans la complexité de ce sujet au prétexte que cela alimenterait les mouvements identitaires et ferait monter les tensions. Je défends l’idée inverse. On a été paralysé pendant quinze ans au motif que cela ferait monter l’extrême droite, c’est absurde. La nécessité actuelle est de produire un diagnostic qui fasse consensus. L’absence de diagnostic est précisément ce qui a poussé l’État à bricoler des solutions absurdes comme les centres de déradicalisation pendant les attentats.
L’auteur de l’attentat de samedi à Paris était d’origine tchétchène. Existe-t-il un djihadisme tchétchène ?
Le djihad tchétchène a été particulièrement virulent à la fin des années 90. Les djihadistes qui faisaient la guerre contre l’armée russe se cachaient parmi la population, qui est alors bombardée par l’aviation russe. C’est sur les ruines des Grozny que les djihadistes tchétchènes recrutent en masse… Ils acquièrent une stature de vétérans. Parmi les 80 Français djihadistes de retour de Syrie et d’Irak que j’ai pu rencontrer, beaucoup racontent qu’ils ont été formés par des djihadistes tchétchènes ou russes. Omar El Tchétchéni constituait l’équivalent du ministre de la Défense de Daech. Les frères Kouachi fantasmaient sur le djihad tchétchène… Car derrière la Tchétchénie, il y a l’idée d’un passé djihadiste valeureux.