Lundi et mardi après-midi, la 16e chambre du tribunal correctionnel de Paris jugeait trois hommes pour un énième projet de départ en Syrie. Ceux-ci ont en l’occurrence été avortés, soit par une famille ayant fait barrage jusqu’à l’aéroport de Francfort en 2013, soit par des policiers slovènes plutôt alertes en 2016. En soi, les faits étudiés n’avaient donc rien de bien détonnant pour qui fréquente assidûment cette juridiction depuis quatre ans. A ceci près que l’un des prévenus, Mustafa S., 26 ans, a fait partie de l’aventure éphémère du seul centre de déradicalisation lancé jusqu’ici en France. Ouvert en septembre 2016 à Beaumont-en-Véron (Indre-et-Loire), il a fermé au bout d’une seule saison, plombé par un échec annoncé. Durant les débats, il en fut donc beaucoup question, avec cette ambiguïté lancinante : la déradicalisation – au-delà du terme galvaudé – est-elle envisageable ? Et surtout, auprès de qui peut-on agir ?
La réponse est aussi imperceptible que la personnalité des prévenus. Avec le contentieux jihadiste, la justice s’essaye à évaluer la dangerosité de «velléitaires» sur la foi d’indices à tout le moins aléatoires. Ici une barbe mal taillée, là un regard défiant ou un statut Facebook douteux. Si les facteurs d’endoctrinement sont multiples, rendant leur décryptage cornélien, la quête de l’issue de secours est tout aussi kafkaïenne, voire, pour certains, franchement hypothétique. Ainsi, les trois prévenus ont-ils offert un éventail éloquent des (im)possibles, résumant l’équation insoluble à laquelle la France fait face.
«C’est la première fois de ma vie que je me retrouvais seul»
Le doyen du trio s’appelle Saïd I., 32 ans. Durant son adolescence, il fut un footballeur de top niveau, à deux doigts d’intégrer l’équipe professionnelle du Racing club de Strasbourg. Recalé sur le fil, il fait un essai à Karlsruhe (Allemagne), un autre au Havre, avant de signer un contrat à Beauvais. Mais, loin de sa famille, il déprime et quitte le club. De retour à Wissembourg (Bas-Rhin), sa ville natale, il tente d’entrée dans la police municipale, devient animateur à la mairie, avant d’obtenir le statut d’adjoint de sécurité. Après quelques semaines, il est intégré aux équipages de police secours, mais ne supporte pas «de mettre des amendes». A l’été 2015, sa vie bascule. Sa femme le quitte, il s’éloigne de leur fille dont il n’a pas la garde, et perd son emploi. Au tribunal, il s’excuse, emmailloté dans une chemise impeccable : «c’est la première fois de ma vie que je me retrouvais totalement seul. Je n’ai pas supporté. J’ai pété les plombs et j’ai commencé à regarder des vidéos. La cause syrienne m’a touché.» La présidente hoquette, «qu’appelez-vous la cause syrienne monsieur I. ?» «Les civils, je m’identifiais», souffle-t-il.
En mai 2016, il décide de partir avec ses deux coprévenus au volant de sa Citroën Xsara Picasso. Sur l’autoroute du sud de l’Europe, le trio sera refoulé à la frontière slovène, et contraint de faire demi-tour. Lorsqu’il est arrêté par la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), huit mois plus tard, Saïd I. a déjà repris une vie quasi normale. Après une formation, il est devenu ambulancier et dispose d’un contrat de travail. «Avec mon patron, assure-t-il, cela se passait très bien». Chez Saïd I., la déradicalisation semble s’être faite naturellement. Son avocat, Elyas Azmi, insiste : «Cette tentative avortée a été un électrochoc, il n’a qu’un souhait : tourner la page.» Le tribunal l’a condamné à cinq ans de prison.
«Je voulais combattre dans les rangs de l’Etat islamique»
Autre ton, autre ambiance chez le deuxième prévenu. Mustafa S., 26 ans. L’homme, d’origine turque, est un ami d’enfance de l’un des kamikazes du Bataclan, Foued Mohamed-Aggad. Mustafa S. a d’ailleurs failli partir en Syrie à ses côtés une première fois, en décembre 2013. Alertés par un contact aéroportuaire à Antalya, son père et son frère sont allés le récupérer «par le col», au McDonald’s de l’aéroport de Francfort. Interrogé par le tribunal sur ses intentions de l’époque, il rétorque, sans ciller : «Je voulais combattre dans les rangs de l’Etat islamique.»Etonnamment, le jeune homme à la barbe dense ne fait alors l’objet d’aucune poursuite. Son avocat, Martin Desrues, y voit la main de la DGSI, en contact régulier avec son grand frère, et qui, à ce moment-là, a un besoin crucial d’informations sur la filière de Strasbourg, l’une des plus dangereuses du jihad français. Après plusieurs mois d’atermoiement, Mustafa S. reprend finalement la route avec ses deux camarades de box. A leur retour, il dit prendre enfin conscience de la souffrance qu’il inflige à ses proches, déchirés par le chagrin.
A la rentrée 2016, «décidé à trouver un travail», il fait partie des sept personnes sélectionnées pour intégrer le centre de déradicalisation de Beaumont-en-Véron. A l’époque, Matignon affirme sa volonté d’ouvrir une structure par grande région, soit la réponse sociétale enfin attendue face au phénomène jihadiste. Mais, le huis clos tourangeau tourne au vinaigre dès les premiers jours. Il faut dire que Mustafa S., calme et doctrinaire, ne correspond pas vraiment au cahier des charges établi. Conçu pour accueillir des personnes issues «du bas du spectre» – c’est-à-dire celles chez qui l’adhésion à l’idéologie jihadiste demeure friable – les autorités ne devaient y envoyer aucun fiché S. Or, Mustafa S. l’est. Et, à la différence de Saïd I., il semble avoir embrassé le jihad avec force.
A Beaumont-en-Véron, Mustafa S. dit «avoir perdu son temps». Au programme, cours de religion, consultation d’un psychologue, mais aussi sorties «à l’équitation, au zoo, à l’aquarium». «C’est intéressant ça, le zoo, pour la déradicalisation», cingle son conseil, Martin Desrues. «Ce que le politique n’a jamais compris, c’est que le jihad est un construit, un courant de pensée à part entière dont la persistance traverse les époques. On n’en réchappe pas comme l’on se présenterait un matin chez les alcooliques anonymes», se désespère un chercheur ayant été consulté lors de la conception du centre, mais qui a vite fait part de ses réserves. Dans le box, Mustafa S. ironise à son tour : «Je me suis senti humilié, parce que je voulais bien réfléchir à certaines choses, surtout après mes actes, mais pas cesser de prier. Or, on m’en empêchait. Au lieu de m’aider à me réinsérer par de l’emploi, on me faisait visiter des châteaux. J’en ai vu au moins cinq !» Interpellé par la DGSI en janvier 2017, Mustafa S. se trouve alors en permission de sortie, chez lui, à Wissembourg. Très médiatisée, son arrestation engage immédiatement le pronostic vital du centre, qui fermera quelques semaines plus tard, faute de nouveaux pensionnaires. Selon Martin Desrues, c’est finalement l’incarcération qui, contre toute attente – et alors qu’elle aggrave nettement certains cas – générera «un choc» chez Mustafa S. A la barre, il jure : «Je ne suis plus le même homme, je ne veux plus prier dans la rue. J’ai compris qu’ici il s’agit d’une démocratie. Je finirai ma peine et prendrai un nouveau départ.» Le tribunal l’a condamné à huit ans de prison.
Arme à la main, mais «sans en faire usage»
Reste le cadet du trio, Alperen C., 23 ans, aux boucles de barbe de loin les plus hirsutes. Taciturne, presque inquiétant, il a séjourné un mois en Syrie en 2014. La tentative de mai 2016 avec ses deux acolytes était donc la seconde. Originaire de Shiltigheim, Alperen C. concède lui aussi «avoir adhéré à l’idéologie de l’Etat islamique». En Syrie, il a même tenu une arme dans ses mains, mais «sans en faire usage», assure-t-il. Très jeune au moment des faits, il plaide la naïveté et l’ignorance. Dans la salle, son père fixe le sol, abasourdi. Le tribunal l’a condamné à neuf ans de prison, soit la plus lourde peine. Le tiercé est-il dans le bon ordre ? Peut-être, mais rien n’est moins sûr.