Ils interviennent dans les dossiers « hors normes » comme l’affaire Maëlys : les profileurs de la gendarmerie nous expliquent leur travail
Nous avons visité le département des sciences du comportement, un service unique en France, qui participe aux enquêtes les plus difficiles.
La fête bat son plein dans la salle polyvalente de Moulins-Engilbert (Nièvre), ce samedi 6 mai 2006. Le comité des foires de la région a convié autour de 150 agriculteurs dans ce petit village situé au pied du parc du Morvan. Les enfants jouent dehors, à proximité du parking. Mathias, 4 ans, se retrouve seul quelques minutes. Vers minuit et demi, ses parents, inquiets de ne plus le voir, signalent sa disparition. Les recherches se mettent aussitôt en place : 80 gendarmes sont mobilisés.
Au petit matin, « on a retrouvé ses habits, à 300 mètres de la salle des fêtes, puis son corps, particulièrement bien caché dans le lit d’une rivière », se souvient Marie-Laure Brunel-Dupin, cheffe du département des sciences du comportement (DSC), le service des profileurs de la gendarmerie. Avec deux autres collègues, cette quadragénaire brune aux cheveux courts est appelée sur place. Leur mission : en l’absence de suspect, déterminer quel type de personne a pu commettre ce crime.
Un service créé en 2001
Onze ans plus tard, ces profileurs sont intervenus sur une scène similaire : la disparition de la petite Maëlys lors d’un mariage à Pont-de-Beauvoisin (Isère), dans la nuit du 26 au 27 août 2017. Même si Marie-Laure Brunel-Dupin se refuse à parler « des affaires en cours », la participation de ce service unique en France à une enquête aussi complexe que celle qui vise Nordahl Lelandais a été confirmée par les autorités judiciaires. La procureure de Besançon a aussi signalé la saisie du DSC dans l’affaire Alexia Daval, 29 ans, dont le corps a été retrouvé en partie calciné dans un bois à Esmoulins (Haute-Saône), fin octobre 2017.
Cette cellule intervient chaque année, partout en France, dans une cinquantaine d’affaires comme celles-ci. Les critères ? Un crime qui sort de l’ordinaire, sans mobile apparent, avec un mode opératoire violent (dégradation de cadavre, « introduction d’objets », « inscriptions sur le corps », « ablation de membres ou d’organes »…) et un auteur introuvable. Ces gendarmes d’un genre particulier peuvent aussi entrer en scène après l’enlèvement ou la disparition suspecte d’un mineur.
On a une analyse différente des enquêteurs, qui peut compléter leurs dossiers complexes, tordus, violents.à franceinfo
Le service a été créé en 2001 sous l’impulsion de Marie-Laure Brunel-Dupin dans le sillage de l’affaire du tueur en série Patrice Alègre, condamné à perpétuité pour cinq meurtres. « On s’est rendu compte qu’on était assez démunis par rapport aux tueurs en série en France, à l’inverse des Canadiens ou des Américains », explique-t-elle. Il compte désormais quatre membres permanents, des femmes « analystes comportementales », diplômées en droit et en psycho-criminologie, et deux enquêteurs, qui tournent tous les quatre ou cinq ans.
Ambiance « Mindhunter »
Dans les locaux de la gendarmerie à Cergy-Pontoise (Val-d’Oise), seul le blason du DSC signale l’entrée dans leur département : un puzzle inachevé sur lequel gît une silhouette noire. Ici, pas de mur de photos de crimes sanglants à la Dexter ou d’écrans géants tactiles façon Minority Report. Dans la salle de réunion, le tableau Velleda et le paperboard sont vierges. « Cela nous arrive de les utiliser pour évoquer des affaires mais la plupart du temps, on se fait passer les photos et les documents directement sur la table », souligne Marie-Laure Brunel-Dupin.
L’ambiance se rapproche plus de l’atmosphère dépouillée de la série Mindhunter, qui raconte les débuts du profilage criminel dans les années 1970 aux États-Unis. Les Français rencontrent d’ailleurs régulièrement leurs homologues américains pour échanger sur des dossiers et des nouvelles techniques. Sur une photo accrochée au mur, on aperçoit ainsi le groupe encadré par deux grands gaillards du FBI, en chemisette-cravate.
Cerner le profil du meurtrier
Les membres de l’unité doivent se tenir prêts à partir « dans les deux heures », parfois la nuit ou le week-end, sur une scène de crime. En ce mois de mai 2006, ils sont trois à être appelés à la rescousse pour cerner le profil du meurtrier du petit Mathias. « On se déplace systématiquement, que l’affaire ait deux heures ou 20 ans. Cela nous permet d’être au plus près de ces dossiers un peu hors normes », explique la patronne du département. Si le corps est encore sur place, ils revêtent l’équipement de la police technique et scientifique, afin de ne rien polluer. L’humilité et la discrétion sont de rigueur sur le terrain.
Il ne faut pas que les enquêteurs pensent que les cow-boys de Cergy débarquent.à franceinfo
Ce jour-là, ils refont le chemin entre la salle communale et le lieu de la découverte du corps. « Il a traversé un pont de fortune avec un enfant de 4 ans dans les bras, cela témoigne du caractère improvisé du crime », analyse a posteriori Marie-Laure Brunel-Dupin.
À la différence de la police, qui fait appel à des psychologues pour effectuer ce travail de profiling, tous les membres du département des sciences du comportement sont gendarmes, officiers de police judiciaire et portent l’uniforme. De quoi faciliter le travail : ces profileurs ont accès à toute l’enquête, depuis la scène de crime jusqu’à la garde à vue, en passant par l’autopsie. Avec ses collègues, Marie-Laure Brunel-Dupin assiste à celle du petit Mathias. L’enfant a été violé et tué « par suffocation manuelle », autre indice, selon elle, d’une certaine « improvisation ».
Des outils statistiques
Ces experts travaillent de concert avec les enquêteurs locaux, leur transmettent des questions à poser aux témoins, des conseils pour orienter les investigations. Mais leur cheminement est parallèle.
On ne rentre pas dans les PC d’enquête tant qu’on n’a pas notre idée, car les hypothèses de travail au mur peuvent nous influencer.à franceinfo
Afin d’affiner leurs propres conclusions, les profileurs rentrent à Cergy pour croiser les constatations sur le terrain avec des outils statistiques. En observant le contexte socio-culturel et l’environnement de la fête, les profileurs en déduisent que l’auteur du meurtre de Mathias est « quelqu’un du coin mais pas de la fête ». « On s’oriente alors vers un prédateur sexuel, qui agit par opportunité et tue pour éliminer le témoin, sans doute parce qu’il a déjà été confondu pour des faits d’agression sexuelle sur un ou plusieurs petits enfants, garçons ou fillettes », résume la criminologue.
Sur les quinze suspects identifiés par les enquêteurs, ils leur désignent un homme à auditionner en premier. Cet ouvrier agricole de 57 ans a déjà été mis en cause pour des agressions sexuelles sur plusieurs enfants. Mais dans ce dossier de la Nièvre, « il n’y avait pas d’ADN », se souvient Marie-Laure Brunel-Dupin. « Il fallait d’autant plus des aveux circonstanciés. »
C’est parce qu’on a bien compris son crime qu’on le trouve plus vite et qu’on lui pose les bonnes questions.à franceinfo
« Il faut lui faire reconnaître le viol en premier. Même s’il nie l’avoir tué, on arrivera à le confondre », conseille à l’époque Marie-Laure Brunel-Dupin. De fait, Christian Beaulieu reconnaît avoir violé le petit garçon et avoir enfoui son corps sous un amas de feuilles et de boue. S’ils peuvent se targuer d’avoir « donné un virage à certaines enquêtes », les profileurs de la gendarmerie insistent sur la « collégialité » de leur travail. « On ne résout pas d’affaires, on est vraiment un outil », martèle Marie-Laure Brunel-Dupin.
Christian Beaulieu est condamné à perpétuité en décembre 2007. Mais comme le rappelle Libération, il se refuse, lors de son procès, à évoquer la mort de l’enfant par asphyxie. « Ils nient tous une partie du crime qui n’est pas acceptable, avec laquelle ils n’arrivent pas à dormir, relève la profileuse. Psychologiquement, ils se sont mis une barrière à un endroit. » On pense à Tony Meilhon, condamné pour le meurtre et le démembrement de Lætitia Perrais en 2011. Il n’a jamais reconnu avoir découpé sa victime.
Des interrogatoires sur mesure
Pour faire tomber les résistances, les profileurs prévoient avec les enquêteurs un déroulement d’audition. Dans l’affaire Daval, plusieurs médias, dont franceinfo, ont indiqué que les gendarmes avaient utilisé la méthode canadienne « Progreai » (« Processus général de recueil des entretiens, auditions et interrogatoires ») pour faire craquer Jonathann Daval. Cette technique consiste à débuter l’interrogatoire d’un suspect sur le mode de la conversation, pour le mettre en confiance, avant de le confronter petit à petit à ses contradictions.
Dans un premier temps, l’époux a reconnu avoir étranglé sa femme mais nié avoir brûlé sa dépouille. Il a changé de version depuis. Refusant d’évoquer plus avant ce dossier, Marie-Laure Brunel-Dupin signale que « tous les officiers de police judiciaire sont formés au fur et à mesure à cette méthode », utilisée pour « les affaires simples ».
Progreai, c’est pour du tout-venant, nous on fait du sur-mesure.à franceinfo
Pour ajuster au mieux la méthode d’interrogatoire au suspect, les spécialistes des sciences du comportement assistent à la garde à vue dans une pièce voisine. Ils « vont analyser son vocabulaire et son comportement non-verbal. Reliés à l’interrogateur par micro, ils vont orienter les questions », expliquait sur Europe 1 Stéphane Bourgoin, spécialiste du profilage criminel. Selon plusieurs médias, c’est ce qui s’est produit lors des auditions en garde à vue de Nordahl Lelandais pour les meurtres de la petite Maëlys et du caporal Noyer. Le DSC n’intervient plus, en revanche, au stade de la mise en examen.
« Un côté justicier »
Le travail d’équipe permet d’encaisser ces dossiers difficiles. « Quand les victimes sont des enfants, c’est dur, confie la responsable du DSC. Ce qui protège, c’est le groupe. » Et « la passion ». Marie-Laure Brunel-Dupin en convient : « On a tous un côté justicier qui nous donne des ailes pour supporter le métier. »
D’ailleurs, les candidats pour intégrer le service se bousculent au portillon.« Ici, on voit l’enquête dans sa totalité », note Marc Bégué, l’un des deux enquêteurs du service. Ce quinquagénaire officiait à la brigade de recherches de Brest. « En tant qu’enquêteur, la formation en matière de criminologie est assez limitée si on ne fait pas des recherches personnelles et qu’on ne s’intéresse pas à la psychologie », regrette-t-il. C’est pour aller plus loin dans ce domaine qu’il a postulé au DSC. Un an après, il est toujours aussi enthousiaste : « C’est le seul service de ce type en France et puis c’est gratifiant, on a les plus belles enquêtes. »