Rosinski : « J’arrête Thorgal »
Le dessinateur va passer la main après la sortie du 36e volume des aventures du viking. Il nous explique en exclusivité les raisons de son choix.
Ce mardi 28 août, les éditions du Lombard devaient présenter à Bruxelles la couverture du prochain Thorgal, et annoncer comment Les Mondes de Thorgal, composés de la série principale et de différents spin-offs (Louve et Kriss de Valnor), allaient se trouver réunis dans le 36e album de la série, nommé Aniel. Depuis la création de ces mondes parallèles en 2010 par l’éditeur et scénariste Yves Sente, il était prévu que la famille de Thorgal, perpétuellement déchirée par le destin et les dieux, achève enfin son chemin de croix pour jouir de retrouvailles bien méritées. Ce qui était moins prévu, c’est la petite bombe que Grzegorz Rosinski, aux commandes de la série depuis 1977 et seul créateur original à bord depuis le départ du génial scénariste Jean Van Hamme en 2007, s’apprête à lancer.
Pour Le Point Pop, le dessinateur d’origine polonaise et installé en Suisse explique en effet qu’il a décidé d’arrêter de dessiner Thorgal après Aniel : « Thorgal, c’est terminé pour moi, du moins la série. J’ai été très malade récemment, et dans ces cas-là, on a toujours le temps de réfléchir à sa vie et à sa carrière – c’est l’aspect positif de la maladie. C’était une décision difficile à prendre, mais je ne voulais pas me lancer dans un grand projet que je ne pourrais être sûr de terminer. Tellement d’amis sont morts sur leur planche à dessin, sans finir leur album. Cela fait plus de 40 ans que je dessine Thorgal, et j’ai dépassé les 77 ans, ce qui est la limite impartie de lecture de bande dessinée selon le journal Tintin (où Thorgal a fait ses débuts) ! Tous ces chiffres sont pour moi un peu vertigineux. Mais si j’en ai terminé avec Thorgal, je n’en ai pas terminé avec le dessin, qui demeure la passion de mon existence. Simplement, je me sentais un peu esclave du même style, même si j’ai fait évoluer celui de Thorgal après le départ de Jean Van Hamme. Je voulais plus d’espace pour la recherche, l’invention, l’expérimentation. »
Un successeur naturel
Mais quid de Thorgal ? Le viking sensible et icône, comme Corto Maltese, d’un lectorat tout autant féminin que masculin, va-t-il prendre le même chemin de Damas que son créateur ? « Non, je veux que la série se poursuive, et pouvoir choisir mon successeur. » Tout comme Uderzo avec Astérix ou Jacques Martin avec Alix, Rosinski souhaite conserver la main le plus longtemps possible sur sa création, et garder un regard attentif sur la série : « J’avais déjà failli arrêter Thorgal quand Van Hamme est parti. C’était peut-être le bon moment pour abandonner. Mais je suis bourré de contradictions, et je suis un être très illogique. J’ai déçu peut-être le public en n’arrêtant pas en 2007. Mais la vérité, c’est que je me sentais libre. Je pouvais faire Thorgal comme je l’entendais. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à peindre, et que j’ai pu faire évoluer graphiquement et scénaristiquement la série. »
Les postulants étaient nombreux pour assurer le dessin d’une des séries les plus populaires et lucratives du 9e Art, avec ses 15 millions d’exemplaires vendus et 400 000 titres vendus chaque année, mais Rosinski a fait le choix de la continuité : « C’est Fred Vignaux, qui est actuellement chargé du dessin de la sérieKriss de Valnor, qui sera mon successeur. Lorsque je regarde son trait, j’y sens une nervosité, un bouillonnement très proche de moi. Il a un sens fantastique de l’espace, des cadrages, de la nature, de l’atmosphère. Il est différent des autres dessinateurs : avec lui, on ne sait pas ce qui va arriver, on ne peut spéculer sur la page suivante. Et il sera aussi le garant de l’esprit de la série tel que je le conçois : une saga familiale et éthique. » Sur l’écriture de Aniel, Xavier Dorison a laissé la place au vieux routier Yann (scénariste des Innommables et de Spirou et Fantasio) après un seul album, Le Feu écarlate. C’est un secret de polichinelle que le remplacement de Jean Van Hamme n’a pas été facile à assumer, d’autant que Rosinski, au tempérament volcanique, avait des habitudes bien installées : « Après Jean, c’était difficile de changer. Il m’envoyait son scénario, sur lequel je n’intervenais pas. En revanche, une fois entre mes mains, je l’organisais à ma guise, comme un metteur en scène s’approprie la pièce d’un auteur, ce qu’acceptait Jean, et qu’il est plus difficile à accepter pour d’autres. »
La fin d’une époque
Quels souvenirs garde donc Rosinski de cette extraordinaire aventure ? « Mes débuts en bande dessinée ont été merveilleux. Nous étions des combattants de la cause de la bande dessinée, à une époque où elle était totalement déconsidérée. Les jeunes ne comprennent pas la chance qu’ils ont lorsqu’ils débutent aujourd’hui, même si le contexte économique n’est pas facile. Et puis je vais regretter cette liberté extraordinaire que j’avais. Je sais que Thorgal va devenir une série télévisée, mais si je dois faire un aveu, cela ne m’intéresse guère. Je suis très attaché à mes êtres de papier : il n’y a pas de salaire, pas de casting, ils ne sont pas syndiqués et ne sont protégés par personne. J’ai la liberté de les supprimer quand ils jouent mal, de les chasser de ma scène. » Rosinski fait allusion à la création prochaine d’une adaptation télévisée de Thorgal par Florian Henckel von Donnersmarck, le réalisateur de l’oscarisée La Vie des autres, et Jan Mojto, le producteur, entre autres, de la série Babylon Berlin.Jusqu’à la sortie d’Aniel, le 23 novembre prochain, de nombreux événements sont ainsi prévus autour de Thorgal, dont Le Point Pop sera le partenaire exclusif, avec en point d’orgue une convention Thorgal où seront présents tous les acteurs de cette fabuleuse aventure. Rosinski sera bien sûr de la partie, avant de tourner – presque – définitivement la page : « J’ai encore un peu envie de m’amuser avec Thorgal, même si je ne sais pas encore quelle forme cela prendra. Ce qui est sûr, c’est que ce sera un ou plusieurs livres. Avec l’âge, je me tourne de plus en plus vers la bibliophilie, vers des vieux ouvrages oubliés du XIXe siècle. Je suis sans doute né un peu trop tard. J’aurais beaucoup aimé illustrer les histoires de Jules Verne. » Que Rosinski se rassure. Sa place est assurée au panthéon des illustrateurs, aux côtés de Léon Benett et Jules Férat.