Construire une «ville-satellite» sur des «terres vierges» : une «extraordinaire aventure», une «véritable conquête». Au milieu des années 60, les premiers coups de pelleteuse destinés à faire sortir de terre le quartier de Planoise, à 4 km au sud-ouest du centre-ville de Besançon (Doubs), enthousiasment la presse locale. Comme bien d’autres communes françaises, la ville doit faire face à une pénurie de logements. Plus de cinquante ans plus tard, l’entrain a fait place au désenchantement : saisies de cannabis, agressions, incendies, insécurité y occupent une large place. Le quartier de 20 000 habitants figure d’ailleurs parmi les 30 zones de «reconquête républicaine» sélectionnées par le ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, pour accueillir dès septembre sa nouvelle police de sécurité du quotidien, soit 15 à 25 policiers supplémentaires. «Sans être une zone de non-droit, Planoise a connu des désordres qui ne sont pas acceptables dans une République», justifie le maire LREM de la ville, Jean-Louis Fousseret, qui assure vouloir «mettre le paquet» : vidéosurveillance, caméras piétons pour «sécuriser les interventions» de la police municipale… Atteinte aux libertés ? «La liberté, c’est de pouvoir se promener tranquillement dans les rues», rétorque l’édile. Nombreux sont les habitants à vouloir bousculer l’image d’un quartier où les tours côtoient de nombreux espaces verts, flirtent avec les collines voisines, et où les initiatives innovantes fourmillent.
Mercredi, 7h45, place Cassin
En ce jour de marché, Gazi Topbas, 34 ans, déballe ses fruits et légumes. Sa mère tient la rôtisserie d’en face. «Dans le quartier, tout le monde me connaît», sourit le commerçant. La famille travaille ici depuis plus de vingt-cinq ans. Gazi y a grandi, vit à deux pas de son stand, mais préfère passer ses jours de repos hors du quartier, «chez ma gonzesse, plus au calme». «A partir de 21 heures, et tous les dimanches, c’est le bordel»,dit-il. Et d’égrener «le deal, les bécanes, les agressions verbales». «Quand j’appelle la police, ils ne se déplacent pas. Alors je descends moi-même. L’hiver, la place n’est pas déneigée non plus… On est un peu à l’abandon», déplore-t-il. Depuis quatre ans, Planoise est desservi par le tramway, quand, auparavant, seuls des bus officiaient. Le maire vante une volonté de «désenclaver». Mais pour Gazi, «rien n’a changé». Lui attend beaucoup de l’installation, prévue pour juillet, d’un deuxième commissariat, avenue du Parc, «en plein « drive » du chichon». Son attachement au quartier est malgré tout palpable : «Ici, il y a de la mixité. Quand on mélange, tout est bon dans la marmite.»
9 heures au PMU, place Cassin
Derrière le comptoir, le patron, Mohamed Guetari, aimerait croire en cette police de sécurité du quotidien. Il n’attend pas de miracle pour autant : «Depuis que Sarkozy a viré la police de proximité, un écart s’est creusé entre la police et les gens.» Le nouveau commissariat ? Même scepticisme : «S’il est plus proche géographiquement mais que les flics s’y barricadent, à quoi ça sert ?»
10 heures, rue Picasso
Ambiance studieuse dans ce qui a tout l’air d’un open space. Mais derrière les écrans se trouvent des futurs développeurs web, encore en formation. Inaugurée il y a deux ans, l’Access Code School est une «école alternative» du numérique, accessible sans diplôme. Une quinzaine d’élèves, majoritairement âgés de 18 à 30 ans, suivent ici six mois de formation et deux mois de stage. «On est dans une logique d’accompagnement, pas d’enseignement magistral», détaille le directeur, Christophe Boutet, qui poursuit : «Le gros des troupes ? Des décrocheurs et des gens envoyés en filière professionnelle un peu malgré eux, qui ont souvent perdu confiance.» Yoan Fornari, 26 ans, se destinait à une carrière de sportif de haut niveau, avortée pour des raisons de santé. «J’ai eu un parcours destructuré, entre restauration rapide, école de cinéma, études d’histoire de l’art et un trou dans mon CV parce que je jouais au poker», retrace le jeune homme. Ici, il «apprend à apprendre»,ne compte pas ses heures et a déjà plusieurs pistes pour son stage estival. «La finalité, ce n’est pas la réussite à l’examen, mais l’emploi», martèle Christophe Boutet. Pour lui, il s’agit aussi de «montrer qu’il y a des talents dans les cités». L’an dernier, le projet du Grand Besançon de faire de Planoise un «quartier d’excellence du numérique» a été primé par l’Agence nationale de rénovation urbaine (Anru).
11h30 sur le trottoir d’en face
Elles sont d’ordinaire plutôt implantées en milieu rural. Mais, depuis janvier, une maison des services au public est implantée à Planoise, pour «aller au-devant des usagers», selon le préfet du Doubs, Raphaël Bartolt. Y sont rassemblés un représentant du Défenseur des droits, la mission locale, la Sécurité sociale, ou encore la Caisse d’allocations familiales, pour qui ce type de structure est essentiel dans un quartier où plus de 1 600 ménages touchent le RSA (soit plus du tiers des bénéficiaires de la ville), et où le revenu moyen est de 7 700 euros par an, soit la moitié du revenu moyen bisontin. Plus d’un quart des familles monoparentales (27 %) de Besançon vivent également à Planoise.
12h15, à la Brasserie de l’Espace
A la faveur d’une éclaircie en ce jour orageux, la terrasse est presque comble. Julia, 36 ans, s’affaire au service avec le sourire. Originaire d’Albanie, elle y a étudié l’hôtellerie et le tourisme. Elle et ses trois enfants ont demandé l’asile en France il y a quatre ans. Il y a un peu plus d’un an, Pôle Emploi lui a proposé de rejoindre le chantier d’insertion de la Brasserie de l’Espace. Neuf salariés suivent une remise à niveau en français et en maths et sont accompagnés par une assistante sociale. Pendant deux ans maximum, ils sont rémunérés à hauteur de 1 100 euros mensuels. L’an dernier, 22 personnes sont passées par ce dispositif géré par une association. «C’est un beau défi de permettre aux autres de devenir fiers de ce qu’ils sont», s’enthousiasme la présidente de la Brasserie de l’Espace, Ginette Van Labeke, qui rêverait que soit davantage mis en avant le «travail de fourmi» effectué à Planoise. Stéphanie Barbot, responsable du restaurant, et l’une des deux salariées à plein temps de l’association a elle aussi envie de «défendre ce quartier, parce qu’on y vit bien». Pourtant, la jeune femme s’y est déjà fait agresser. Mais «quitter Planoise aurait signifié leur donner raison. En tant que femme, lesbienne, militante LGBT, je suis fière de tenir un bar ici». Le lendemain de notre venue, les vitres du restaurant ont été vandalisées.
15 heures, esplanade Jean-Charbonnier
Au loin résonne la mélodie maladroite des jeunes apprentis de l’école de musique. «Ici, c’est un pôle d’animation assez fort, très structurant pour la vie sociale», se réjouit Abdel Ileh Riahi El Mansouri, directeur de la maison de quartier implantée dans lecentre Nelson-Mandela, qui comprend une médiathèque et un espace public numérique. Sur les murs gris extérieurs trône le visage de l’ex-président et militant anti-apartheid sud-africain. Construit il y a dix ans, le lieu veut «faire vivre le quartier». «C’est cette dynamique qui permet une forme d’équilibre, pour ne pas basculer dans l’irréversible», estime Abdel Ileh Riahi El Mansouri. Cet après-midi-là, c’est activité jeux de société en famille. Chaque été, les animateurs «sortent de la forteresse» pour aller au pied des immeubles proposer spectacles et animations. Pour 3 à 6 euros, des excursions sont aussi organisées dans la région. «Une manière d’éviter le désœuvrement pour ceux qui ne partent pas, comme une forme de prévention primaire», résume le directeur.
18 heures au théâtre de l’Espace
Intarissable, elle pourrait évoquer des heures durant la myriade de projets qui unit le théâtre au quartier : danse, arts du cirque, potager pour enfants, prétexte à créer sur le thème du cinéma… Depuis sept ans, Anne Tanguy est la directrice des «Deux Scènes», scène nationale de Besançon, qui regroupe le théâtre Ledoux, situé en centre-ville, et celui de l’Espace. Implanté à Planoise en 1982, il se veut un lieu de «diffusion, d’échanges et de rencontres». La gardienne des lieux continue de cultiver l’esprit originel. «Mon bureau est ici, pas au centre-ville. J’ai besoin de prendre le pouls», dit-elle, regard rivé vers l’extérieur. Ecoles et associations servent de relais pour monter des projets communs. «Ouvrir toutes les fenêtres», selon les mots d’Anne Tanguy. «Le théâtre n’est pas un aquarium», synthétise-t-elle.
21h30, Secteur Ile-de-France
Ce n’est pas une «patrouille» mais de la «veille», corrige d’emblée Laure Gosset. Depuis deux ans, elle gère Médiaction, un service de médiation qui intervient dans plusieurs villes de France, dont Besançon. Mandatées par les bailleurs sociaux, ses équipes sont chargées de «veiller à la tranquillité résidentielle» : éviter tout attroupement dans les parties communes, désamorcer des problèmes de voisinage, signaler les dégradations…
En route pour vérifier un souci d’éclairage, elle et son collègue Frédéric Kalambay veulent nous montrer un point de guet récemment démantelé, tout en haut d’une tour surplombant le supermarché voisin. On accède au sommet via de vétustes coursives et grâce aux passe-partout des médiateurs. Le lieu semble avoir «été repris», comme en attestent des restes de kebab et un chariot placé en haut des escaliers. «Ils le font dégringoler si les flics arrivent», décrypte le binôme. Selon eux, le petit trafic est le plus visible, mais la Suisse voisine est source d’un deal souterrain de bien plus grande ampleur.
Ce soir-là, c’est plutôt calme. Un retraité s’inquiète que les boîtes aux lettres n’aient toujours pas été remplacées dans son immeuble, plus d’un mois après un gros incendie parti d’un scooter dans les parties communes. L’odeur de fumée est encore très présente. Un peu plus loin, un petit groupe fume des joints devant un hall. Les médiateurs les abordent sur le ton de l’humour, tentent de les convaincre de se disperser. Sans grand succès. Mais le dialogue est là. L’un d’eux présente «son blase», passeport à l’appui. Ça parle foot, ramadan, permis de conduire… Laure Gosset : «C’est ça qui terrorise la France ?»