Il aura manqué deux visages au procès du quai de Valmy. Dommage : ce sont ceux des deux personnages principaux d’une affaire que ces absences rendent particulièrement délicate à trancher, et dont le procès s’est achevé mercredi 27 septembre avec les ultimes plaidoiries de la défense. Faute de pouvoir prouver formellement (pour le premier) ou dévoiler publiquement (pour le second) leur identité, on les a désignés par des chiffres : l’individu n° 3 et le témoin n° 142. Deux numéros mystères. Deux anonymes cruciaux. Deux zones d’ombre sur la vérité judiciaire qu’établira le délibéré, mercredi 11 octobre.
Qui est l’individu n° 3 ? Au cours de l’enquête, ce chiffre a désigné le manifestant que l’on voit, sur les images désormais célèbres de l’attaque d’une voiture de police, le 18 mai 2016 dans le 10e arrondissement de Paris, asséner trois coups de poing à l’agent assis au volant. Quelques secondes plus tard, l’individu n° 3, à l’aide d’un plot métallique, fait voler en éclats le pare-brise arrière du véhicule, par lequel un autre manifestant introduira le fumigène qui provoquera l’incendie.
Son visage est dissimulé, on n’en voit que les yeux, mais l’accusation en est convaincue : l’individu n° 3 est Antonin Bernanos. La preuve ? Il n’y en a pas : « On est sur un cumul de détails qui, à la fin, fera peut-être une preuve, ou pas, pour le tribunal », concède le procureur lui-même. Le cumul de détails, alors ? Comme Bernanos, que des photos montrent visage découvert en début de manifestation, quelques minutes avant l’agression, l’individu n° 3 porte des baskets noires, un jean présentant des « boursouflures » au niveau des poches, une veste noire, une bague à chaque main, et a des cernes sous les yeux.
Bernanos, figure connue du militantisme antifasciste, douze poursuites judiciaires au compteur (dont onze conclues sur une relaxe ou un classement sans suite), nie s’être attaqué à la voiture, mais admet volontiers qu’il portait bien des baskets noires, un jean bleu et une veste noire le 18 mai 2016. Comme l’agresseur. Et comme au moins une douzaine d’autres manifestants ce jour-là, que montrent nettement les photos présentées au tribunal par Me Arié Alimi, l’avocat du prévenu. Portait-il deux bagues ? « Oui, comme mon frère [Angel, également prévenu dans l’affaire] et comme beaucoup de monde, c’est quelque chose qui revient de manière régulière dans ce milieu », répond l’étudiant en sociologie âgé de 23 ans. La démonstration photographique de son avocat est moins convaincante sur ce point précis, dont l’accusation a fait son argument principal.
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« Preuve par l’absence ? Preuve par l’absurde ! »
Outre la « preuve » par la comparaison vestimentaire, le parquet a dégainé « la preuve par l’absence » : Antonin Bernanos apparaît à visage découvert sur les images avant et après l’agression mais jamais pendant ; or, l’individu n° 3 au visage dissimulé n’apparaît que lors de l’agression, mais jamais avant ni après ; c’est donc que l’individu n° 3 est Antonin Bernanos.
La preuve par l’absence ? « La preuve par l’absurde, rétorque Me Alimi. Au lieu de dire “s’il n’était pas là, c’est qu’il n’y était pas”, on dit que, “s’il n’était pas là, c’est qu’il était là” ! Dans ce cas, tous les manifestants présents ce jour-là et qui ne sont pas sur les photos pourraient être l’agresseur. » « Je ne suis pas sur les vidéos filmées autour de l’agression car je n’étais pas à cet endroit », explique en substance le principal intéressé. « Le tribunal appréciera ou pas l’art de la dissimulation de M. Bernanos », a conclu le procureur.
Voilà qui semble donc léger. Ces éléments sont-ils suffisants pour justifier la présence d’Antonin Bernanos sur le banc des prévenus ? Non. Si l’arrière petit-fils de l’écrivain est là, et s’il a passé dix mois en détention provisoire dans cette affaire, c’est avant tout à cause du témoignage anonyme émanant du témoin n° 142.
Qui est le témoin n° 142 ? Ce numéro désigne un agent de la direction du renseignement de la Préfecture de police de Paris (DRPP) qui, au lendemain des faits, a désigné Antonin Bernanos comme l’individu n° 3, assurant l’avoir suivi tout au long de la manifestation qui a dégénéré. Première question éthique au sujet de « n° 142 », posée par l’avocat d’un des huit autres prévenus : « Est-il est sain, quand un policier est victime, qu’un policier témoigne ? » Tentative de déminage du procureur : « La chambre de l’instruction a relevé que sa qualité de policier était un gage de sérieux, de professionnalisme. »
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Autre question, plus concrète : vingt-quatre heures avant le témoin n° 142, un autre « signalement anonyme » avait désigné Antonin Bernanos et trois autres prévenus (Angel Bernanos, Bryan Morio, Leandro Lopes) comme « les agresseurs », ce qui avait conduit à leurs interpellations ultrarapides, quelques heures à peine après l’incendie. Or, le métier de cet autre témoin anonyme a été révélé par erreur lors de l’instruction : il appartient aussi à la DRPP. Il est permis de penser qu’il s’agit du témoin n° 142 lui-même, dont le signalement a donc conduit aux arrestations express. Me Alimi : « “L’enquête a permis d’aboutir à Antonin Bernanos”, a dit le procureur. Non : c’est uniquement le signalement de la DRPP. »
« Le lendemain de ce signalement anonyme, a expliqué Me Jérémie Assous, avocat d’un autre prévenu, on fait donc venir un témoin, qui est policier, et qui dit : “Oui, j’ai vu les quatre.” Mais ce qui est intéressant, c’est que ce témoin a aussi vu les vidéos de l’attaque entre-temps. Et ce qui est extraordinaire, c’est que, alors que ce policier est infiltré au milieu de ces manifestants, qu’il les suit et qu’il les connaît depuis longtemps, il ne dit rien de plus que ce qu’il y a sur les vidéos ! »
Autre curiosité : l’auteur du premier « signalement anonyme » explique avoir ciblé quatre « agresseurs » : Antonin Bernanos, son frère Angel, Bryan Morio et Leandro Lopes. Les trois derniers ne sont aujourd’hui poursuivis que pour « participation à un groupement en vue de la préparation de violences volontaires », c’est-à-dire que l’enquête a prouvé qu’ils n’ont rien à voir avec l’attaque de la voiture en elle-même – les autres prévenus le sont pour violences aggravées.
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La politique a-t-elle « contaminé » la justice ?
Comment le signalement anonyme a-t-il pu les désigner comme « agresseurs » ? Ce premier témoin les a-t-il réellement vus ? Etait-il réellement présent à la manifestation ? Ou bien ces quatre jeunes hommes ont-ils été ciblés par la préfecture de police, en raison de leur appartenance à la mouvance antifasciste dont les violences lors des manifestations exaspèrent les autorités ?
« Cette poursuite est le fruit du soupçon, d’une dénonciation des services de la DRPP. Et c’est le fruit d’une volonté maladroite de faire corroborer cette dénonciation avec des indices qui ne répondent pas au critère de la preuve, juge Me Alimi. On a voulu accuser mordicus Antonin Bernanos, envers et contre toutes les évidences, envers et contre toutes les contradictions. Voilà comment on en arrive à contaminer nos enceintes judiciaires avec de la politique. »
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« La théorie du complot, a vigoureusement dénoncé le parquet, c’est l’arme de ceux qui n’ont pas grand-chose à dire pour leur défense. Le complot, pourquoi ? Parce que le soir des faits, Manuel Valls [alors premier ministre] a demandé des sanctions exemplaires ? Le complot, c’est se donner beaucoup d’importance et se moquer un peu de la séparation des pouvoirs. » « Voici le nouveau point Godwin, raille Me Assous. A partir du moment où vous ne prenez pas ce que dit l’accusation pour la vérité, vous êtes complotiste. »
Voir le témoin n° 142 à la barre aurait permis de trancher le débat. Il s’est contenté de venir aux confrontations avec les prévenus lors de l’instruction. Les avocats de la défense ont alors pu lui poser toutes les questions qu’ils voulaient, et le témoin n° 142 a systématiquement répondu « je ne souhaite pas répondre ». Un témoin anonyme, par définition, ne vient pas témoigner lors des audiences. Mais « un témoin anonyme qui refuse de répondre aux questions des avocats, ce n’est plus un témoin », souligne Me Alimi, tandis que son confrère Me Assous brandit la menace de « la fin de l’Etat de droit ».
« On fait ce qu’on peut avec ce qu’on a, et, dans ce dossier, on n’a pas l’ADN du casseur et on n’a pas le visage du casseur, a dû admettre le procureur, qui n’avait pas la partie facile dans ce procès. Alors Bernanos pourra toujours contester. » Et le président du tribunal Alain Alçufrom, à moins qu’il ait acquis des certitudes par un autre biais que lors des débats qui se sont tenus dans la 16e chambre du palais de justice de Paris, pourra toujours avoir un doute au moment de rendre son délibéré.