Sur le sable de Cannes, les volutes de fumée s’emmêlent avec les dernières lueurs rosées du soir. Une douce odeur de vanille mélangée à celle du tabac recouvre par intermittence l’iode de la mer. Il est 22 heures à Pointe-Croisette. Walid, Hamza et Nafel fument une chicha sur la plage. Ces copains marseillais enchaînent les bouffées, entre rires taquins et blagues régressives. «C’est les vacances, enfin l’insouciance»,assume complètement Walid, 40 ans et commercial. A côté du narguilé, les trois vacanciers ont posé la fin du pique-nique : riz au lait, pastèque et Perrier. «On passe un pur moment de détente», sourient-ils. Mais la petite bande est hors-la-loi.
«La présence des utilisateurs de narguilé nuit à la tranquillité»
Depuis le 25 mai, le maire LR de Cannes David Lisnard a pris un arrêté municipal interdisant «l’utilisation et la consommation de narguilé»jusqu’au 30 septembre «considérant que la présence des utilisateurs de narguilé nuit à la tranquillité, à la sûreté et à la commodité». Un texte en application sur les plages, mais aussi les grands boulevards comme la Croisette, les parkings publics, les abords des écoles, des jardins, des marchés et des équipements sportifs. «C’est une question d’occupation du domaine public, pointe le directeur de la police municipal de Cannes, Yves Daros. Avant de prendre cet arrêté, un soir de mai, il y avait cinquante fumeurs de narguilé sur le seul secteur du boulevard du Midi (qui longe les plages de l’ouest de la ville). Un samedi soir en période estivale, il faut pouvoir circuler normalement sur les trottoirs.» Il ajoute à son argumentaire la santé publique («des fumées très nocives»et la dangerosité du charbon chaud) et la réception de «doléances des familles dont les enfants se sont brûlés». La commune propose également deux plages «sans tabac».
Tout au bout de la Croisette, le soleil s’est caché derrière le massif de l’Estérel. La tige du narguilé passe de main en main. «On est bien là, on ne gêne personne, se défend Hamza. Ce n’est que du tabac.» C’est la première soirée que passent ces trois Marseillais à Cannes. Ils n’étaient pas au courant de l’arrêté et aucun policier n’est encore venu à leur rencontre. «Cette mesure est discriminante. C’est un prétexte juste parce qu’ils ont peur des jeunes de quartier, ose Walid. Si on interdit la chicha, il faut aussi dire stop à l’alcool, aux barbecues, à la musique, aux seins nus… A tout ! On ne sera plus dans un pays libre.»
La «brigade des plages» surveille le littoral entre 11 et 20 heures. Photo Laurent Carre pour Libération
«On n’est pas des casques à pointe»
Quatre heures plus tôt sur la plage du boulevard du Midi, deux des 250 agents de la police municipale cannoise patrouillent. Bermuda au-dessus des genoux, polo blanc et baskets dans le sable, ils zigzaguent entre les serviettes. Depuis le 1er juillet, cette «brigade des plages» surveille le littoral entre 11 et 20 heures pour lutter contre les incivilités. «On n’est pas des casques à pointe ni dans le tout interdit», se plaît à répéter Rémi Andrieux, responsable de la brigade. Son quotidien : les ventes ambulantes, les abandons de détritus, les jets de mégots, les parties de beach-volley entre les parasols, les enfants égarés. Très rarement les narguilés. En deux heures près de l’eau, le binôme ne croisera aucune chicha. «On n’en a pas tant que ça, reconnaît l’agent. Depuis le 1er juillet, j’en ai vu qu’une. C’était deux jeunes filles qui venaient du centre de la France.» Un faible nombre qui peut être dû aux horaires de la patrouille : les agents quittent les plages en début de soirée, heures d’arrivée des fumeurs de narguilé. Rémi Andrieux, lui, l’explique par «la prévention» et sa présence sur le terrain : «On a d’abord une mission d’information, confirme le directeur Yves Daros. Nous n’avons pour l’instant dressé que deux ou trois PV.» Des procès-verbaux fixés à 11 euros.
«Ecarter de la cité certaines communautés et les jeunes»
Les plages cannoises avaient déjà fait l’objet d’un arrêté antiburkini pris fin juillet 2016. Un texte suspendu par le tribunal administratif de Nicequi avait suivi l’avis du Conseil d’Etat. C’est de cette interdiction que le délégué régional de la Ligue des droits de l’homme en Paca, Henri Rossi rapproche l’arrêté antichicha. «Encore une fois, c’est une mesure davantage dirigée contre une communauté : celle habituée à fumer le narguilé. C’est à peine surprenant venant d’un maire qui voulait interdire le burkini, estime-t-il. Il essaie d’écarter de la cité certaines communautés et les jeunes.» Cette même interdiction a déjà été prise dans d’autres communes de la Côte d’Azur comme Carros, Vence ou Antibes.
Walid, Hamza et Nafel fument la chicha sur une plage publique de la Croisette. Photo Laurent Carre pour Libération
Retour à Pointe-Croisette. Walid, Hamza et Nafel picorent les derniers bouts de pastèque avant de remballer la chicha. «On ramasse tout : les déchets du pique-nique et le charbon, assure Walid. On aura dépensé 7 euros pour le narguilé, c’est 35 dans un bar.» Car les chichas restent autorisées sur les terrasses des établissements privées et sur le domaine public loin du centre-ville. Le lendemain, les trois Marseillais s’offriront une journée en bateau entre les îles de Lérins. «On pourra fumer et profiter tranquillement, anticipe Walid. C’est fait pour ça les vacances.»Loin des plages et de leurs arrêtés.