Carte grise sur Internet : une situation kafkaïenne
Alors que le système informatique généralisé le 6 novembre devait supprimer les queues aux guichets, les bugs de toutes sortes ont bouleversé les prévisions.
L’administration était optimiste le 6 novembre dernier (lire notre article), les cartes grises et permis de conduire allaient désormais pouvoir être délivrés par correspondance, après avoir rempli une demande sur Internet. Entrée en vigueur depuis trois semaines, la réforme propulsant les préfectures dans le XXIe siècle fait déjà regretter la situation précédente, ses tracas et le fonctionnaire bougon derrière son hygiaphone. Au moins, à l’époque, il y avait un interlocuteur. « Aujourd’hui, il n’y en a plus et on se heurte à l’incompréhension d’une machine qui obstinément refuse de prendre en compte votre demande », témoigne Anne.
Ayant acheté une voiture d’occasion au Luxembourg, celle-ci est confrontée au pire cas de figure, celui rencontré également par de nombreux négociants automobiles qui importent des voitures pour les revendre en France et traitent les démarches administratives. En effet, les opérations réalisées sur le site de l’Agence nationale des titres sécurisés (ANTS) subissent de nombreux bugs ralentissant gravement le traitement des dossiers, quand ils ne sont pas à l’arrêt complet.
WW en panne
« C’est le cas aussi des opérations plus complexes, transférées aux centres d’expertise et de ressources titres, comme les immatriculations de véhicules importés. Et, depuis la semaine dernière, l’immatriculation provisoire en WW est également bloquée », dit Émilie Repusseau, secrétaire générale adjointe de la Fédération nationale de l’automobile (FNA).
Alors que les guichets d’accueil des préfectures pour ces « titres de la vie courante », source d’interminables files d’attente, sont définitivement fermés désormais et remplacés par des procédures dématérialisées ouvertes « 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, via le site du ministère de l’Intérieur ou de l‘ANTS », quelques gros grains de sable sont donc venus se loger dans les rouages. Ils démontrent qu’une fois de plus les services de l’État ne sont guère heureux dans leur basculement informatique.
Il présente un intérêt pour l’administration, car 4 000 personnes étaient jusqu’ici dédiées, au sein du réseau préfectoral, à la délivrance guère gratifiante de ces titres administratifs qui se traduisent par 11 millions d’opérations aux guichets pour les cartes grises et 2,5 millions pour les permis de conduire. Les agents ainsi libérés sont réaffectés à d’autres tâches tandis que la suppression de 1 300 emplois dans le réseau préfectoral s’accompagne d’un « vaste plan de requalification et de formation des agents », selon l’administration.
Code erreur 14
Mais, en attendant, Big Brother s’est emmêlé les crayons et ne parvient plus à délivrer les cartes grises qu’attendent les clients, au point que certains perdent patience et font annuler leur achat. Quelques concessionnaires, qui n’ont pas trouvé une oreille compréhensive auprès de leur banquier, commencent à peiner pour financer des voitures qui restent immobiles sur parc. Ce n’est guère mieux pour Anne, dont le véhicule roule depuis le début du mois avec ses plaques luxembourgeoises, avec un volumineux dossier administratif pour prouver, à tout contrôle de police ou de gendarmerie, sa bonne foi.
À l’intérieur sont compilées toutes les démarches, à commencer par la création, auprès de La Poste, d’une identité numérique, préalable à toute démarche électronique. « Cela a duré quinze jours, tout a été vérifié : mon adresse email, mon téléphone ainsi que mon identité avec visite de contrôle du facteur pour s’assurer de mon domicile. La Poste a tout validé, mais, au moment de me connecter sur le site de France Connect, un code erreur 14 s’affiche, indiquant que mes coordonnées ne sont pas assez fiables. » Suit toute une série de démarches administratives, transitant par le site des impôts et jusqu’au secrétariat des services du Premier ministre, dont dépend FranceConnect.fr. Interlocuteurs supposés disponibles mais aux abonnés absents, demande non éligible sur le site, code erreur insondable ne renvoyant nulle part, la situation est digne de Kafka.
Si cela semble aller un peu mieux pour les concessionnaires qui font une première demande d’immatriculation pour une voiture neuve, c’est beaucoup plus complexe pour les véhicules d’occasion venus de l’étranger. « Depuis jeudi dernier dit Tristan Pillon, de Reezocar, il nous est impossible d’obtenir un WW d’immatriculation provisoire. Cela bloque toute transaction et peut conduire à l’annuler, le client ne comprenant pas pourquoi il n’obtient pas ce document administratif lui permettant au moins de prendre livraison de son véhicule. »
Dossiers en souffrance
À cela s’ajoute le grippage du système général qui, expérimenté depuis la rentrée dans une vingtaine de départements avec un volume de dossiers réduit, a basculé d’un coup le 6 novembre à tout le territoire.
« Nous avons vu les difficultés arriver, témoigne Tristan Pillon, et l’infrastructure mise en place n’a pas tenu. Elle a été immédiatement noyée lorsque les vannes ont été ouvertes et, aujourd’hui, nous n’avons aucune visibilité sur le rétablissement d’une situation normale. Nos interlocuteurs n’ont pas plus d’informations à nous communiquer. À titre d’exemple, nous avons reçu cette nuit une douzaine de simples accusés de réception à des dossiers déposés plusieurs jours avant. Sans plus de visibilité sur leur aboutissement. Les demandes présentées ce matin sont vouées à 80 % à l’échec et le certificat d’immatriculation provisoire qui apparaît pour les plus chanceux n’a pas de numéro. Pour nous, subsistent en plus deux systèmes, le nouvel ANTS et l’ancien SIV qui oblige à ressaisir toutes les données. Les deux systèmes ne communiquent pas. À notre connaissance, des personnels ont été rappelés par certaines préfectures pour tenter d’améliorer les choses. » C’est-à-dire le but exactement opposé de ce que tentait de mettre en place ce basculement généralisé sur le Net.
Aujourd’hui, les bornes automatisées en préfectures voient s’allonger des files d’attente interminables et, camouflet supplémentaire, le bon vieux dossier papier a été remis en service avec le rappel du personnel capable de le traiter. Reste à savoir quand seront épongés les milliers de dossiers en souffrance (sic) qui se sont entassés dans le tuyau informatique depuis le 6 novembre. À cela s’ajoutent désormais les permis de conduire, qui relèvent du même système.