Colombie : comment la narco-esthétique devient la norme
Des seins démesurés, des corps parfaits… Les stéréotypes des narcotrafiquants sont devenus la norme chez les jeunes Colombiennes. Les féministes alertent.
PAR SARAH NABLI, À BOGOTA
Tous les soirs à 22 heures, ils sont des millions de Colombiens à suivre la nouvelle saison de la telenovela Sin Tetas Sí Hay Paraíso 2, sur la première chaîne nationale. Cette série que l’on pourrait donc traduire par « Sans poitrine, il y a quand même un paradis » est l’une des séries les plus regardées en Amérique latine et aux États-Unis en 2017. Il s’agit de la suite de Sin Tetas No Hay Paraíso, soit « Sans poitrine, pas de paradis », la série mythique qui a lancé le genre des narconovelas et fait fureur entre 2006 et 2009, tirée du livre du même nom de Gustavo Bolívar.
La série raconte l’histoire d’une jeune femme des quartiers pauvres de Bogotá qui rêve de chirurgie esthétique, de richesse, et d’entrer dans le cercle très fermé des narcos. « Elle a mis en lumière une réalité colombienne, ce qui se passe vraiment dans certains quartiers populaires du pays et qu’on appelle la narco-esthétique. Mais selon moi, elle a encore plus démocratisé la chirurgie », estime María Cardona, jeune Colombienne de 22 ans, fan du programme. Bien sûr, Catalina, l’héroïne de la série, arrive à ses fins, transforme son corps pour séduire un narcotrafiquant, mais tout se termine tragiquement… telenovela oblige ! La série dénonce et plonge les téléspectateurs dans l’univers impitoyable des « poupées » des narcos entre mesquineries, trahisons, hypocrisie et beauté superficielle. « Mais les jeunes spectatrices peuvent s’identifier et vouloir leur ressembler, en pensant qu’être femme de narcos promet une vie facile », souligne Sandra Isaza, l’une des responsables de l’association féministe Red feminista antimilitarista, qui lutte contre la narco-esthétique.
Une chirurgie pour les 15 ans de chaque jeune fille
Car en Colombie, la beauté est partout, et les formes voluptueuses omniprésentes, même dans les vitrines des magasins, où les mannequins affichent des mensurations protubérantes en décalage avec la réalité. Aujourd’hui, ce canon de beauté s’est répandu dans la société colombienne, notamment à Medellín, ville du parrain de la drogue Pablo Escobar. À tel point qu’aujourd’hui, pour la Quinceañera, la grande fête des 15 ans des jeunes filles colombiennes, il est devenu banal que leurs parents leur offrent en cadeau de la chirurgie esthétique.
En 2017, plus de 400 000 interventions esthétiques ont été enregistrées en Colombie, septième pays au monde d’après l’ISAPS, l’International Society of Aesthetic Plastic Surgery. « La narco-esthétique n’est pas une chose commune en Colombie. Mais, malheureusement, elle s’est normalisée. C’est un produit de notre société patriarcale, où les hommes pensent que le plus important, c’est l’argent, s’enrichir facilement grâce au narcotrafic. Ce sont des personnes mal éduquées, qui ont une vision altérée de la beauté. Les femmes deviennent des objets de consommation comme les autres, et elles s’approprient cette image », déplore Margarita Rosa Trujillo, la présidente de l’Unión de Ciudadanas de Colombia, plus ancienne association féministe de Colombie.
Violence patriarcale
Ce n’est pas la seule à se battre contre la narco-esthétique. Ces dernières semaines, Red feminista antimilitarista a fait le buzz sur les réseaux sociaux avec une vidéo où elle dénonce la fascination des jeunes femmes : « La narco-esthétique est une logique du narcotrafic, il a engendré toute une culture, avec des codes vestimentaires et des stéréotypes de beauté. Ce n’est pas de la faute des femmes, elles suivent ce que leur impose la société, leur quartier ou leur entourage », regrette Sandra Isaza. Selon elle, le phénomène explique l’augmentation des féminicides en Colombie. Le département d’Antioquia, dont Medellín fait partie, est particulièrement touché : on y a compté 53 meurtres de femmes rien qu’en décembre dernier.
Si ces féminicides concernent essentiellement des femmes pauvres, victimes de violence conjugale ou familiale, ces phénomènes sont liés : « L’oppression des femmes passe par le corps, explique-t-elle. La violence patriarcale impose la modification des corps, il faut les vendre et les exploiter. Certaines femmes flirtent avec les narcos et veulent le montrer à travers les transformations chirurgicales. Elles veulent attirer l’attention et recevoir des compliments sur leurs seins, leurs fesses ou leur taille. Il faut les éduquer. Mais c’est difficile », poursuit-elle.
Les militantes féministes interviennent une fois par mois dans les collèges des quartiers sensibles de Medellín, pour sensibiliser et éduquer les jeunes générations à l’égalité homme-femme, aux violences faites aux femmes et aux stéréotypes. Elles soutiennent aussi les familles victimes d’un féminicide, et organisent des marches blanches dans les quartiers. « Nous essayons d’influencer les femmes, de les faire réfléchir à un projet de vie en dehors des narcos. Nous voulons leur montrer qu’elles peuvent s’épanouir avec un travail ou aller à l’université. Un chemin difficile quand on sait que les telenovelas à succès montrent le contraire… », conclut Sandra Isaza.