«De tout temps, les adversaires de la démocratie ont prétendu qu’elle était faible et que si elle voulait combattre il lui faudrait bien abandonner ses grands principes. C’est exactement le contraire qui est vrai. Le code pénal tel qu’il est, les pouvoirs des magistrats tels qu’ils sont, peuvent, si le système est bien ordonné, bien organisé, nous permettre d’anéantir nos adversaires. Donner en revanche à l’administration des pouvoirs illimités sur la vie des personnes, sans aucune discrimination, n’a aucun sens, ni en termes de principes ni en termes d’efficacité.» La Cour européenne des droits de l’homme n’aurait su mieux dire. Cet extrait du discours prononcé par le président de la République, le 3 juillet à Versailles, aurait dû rassurer ces éternels inquiets que sont les juristes soucieux de sauvegarder la démocratie et l’Etat de droit. D’autant que le Président ajoute que «la démocratie n’a pas été conçue simplement pour les temps calmes. Elle vaut surtout pour les moments d’épreuve». On croit comprendre que même en cas de terrorisme, les «grands principes» continueront à s’appliquer.
Mais alors pourquoi ces appels lancés par les organisations non gouvernementales, puis relayés par de nombreux universitaires, à propos du projet de loi «renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme» que le Sénat doit commencer à examiner mardi 18 juillet ?
Si les protestations se multiplient, c’est sans doute parce que ce projet s’inscrit, à l’inverse du discours de Versailles, dans une dynamique sécuritaire marquée par l’abandon des principes qui devaient garantir les individus contre l’arbitraire. En conditionnant la levée de l’état d’urgence au transfert de ses principales dispositions dans le droit commun, «c’est bien à une « banalisation de l’état d’urgence » que procède le projet qui va être présenté au Parlement, et cette banalisation peut devenir une « menace pour l’Etat de droit »», argumente l’appel du 12 juillet, publié par Libération et Mediapart et signé par plus de 300 chercheurs et universitaires.
Comme le Conseil d’Etat l’avait clairement rappelé, dans son avis du 17 décembre 2015 à propos de la première prolongation, l’état d’urgence est un «état de crise». C’est pourquoi ses renouvellements «ne devront pas se succéder indéfiniment». Il est vrai que l’avis ajoutait une formule plus obscure : «Si la menace, qui est à l’origine de l’état d’urgence, devient permanente, c’est alors à des instruments de lutte permanents qu’il faudra recourir en leur donnant, si besoin est, un fondement constitutionnel durable.» Une brèche s’entrouvrait ainsi vers un durcissement permanent du dispositif pénal qui perdrait son caractère d’exception pour devenir la règle. A l’époque, le Conseil d’Etat semblait exprimer toutefois comme une réticence, voire un doute quant au fondement constitutionnel d’un tel choix.
Si l’on éprouve de fortes réticences, c’est que, tout en annonçant l’adoption de «nouveaux instruments permanents de prévention et de lutte contre le terrorisme», le projet de loi autonomise les instruments de prévention. Certes, la prévention est nécessaire et doit être renforcée face aux fureurs terroristes, mais la séparer de la punition pour en faire un objectif répressif en soi marque une rupture, conduisant d’une société de responsabilité à une société de suspicion. En séparant la dangerosité de toute culpabilité, et en détachant les mesures coercitives de toute punition, cette réécriture sécuritaire du droit administratif, comme du droit pénal, risque de remettre en cause la notion proprement humaine de responsabilité au profit d’une dangerosité qui effacerait peu à peu les frontières entre les humains et les non-humains, et ferait disparaître la présomption d’innocence. On en viendrait, selon un processus qui ressemble à une déshumanisation, par retirer de la communauté humaine les individus suspects, comme on retire des produits dangereux du marché.
Cette rupture, qui pourrait être qualifiée d’«anthropologique» ou même de «philosophique», est consommée dès lors que la punition n’est plus l’objectif d’un droit que l’on persiste à nommer «pénal» alors qu’il tend vers des mesures qui sont imposées à une personne non pas pour punir les crimes qu’elle a commis, mais pour prévenir ceux qu’elle pourrait commettre. Il est significatif que la plupart des dispositions nouvelles relèvent du code de la sécurité intérieure et non du code pénal.
Mais la rupture est aussi politique car l’extension de la punition à la prévention, voire à la précaution quand le risque n’est pas avéré (risque de risque), invite non seulement à remonter de plus en plus loin en amont de l’acte criminel mais encore à affaiblir la garantie judiciaire. Même limitées au terrorisme, des mesures telles que l’assignation à résidence, les visites, perquisitions et saisies administratives, les périmètres de sécurité ou la fermeture administrative de lieux du culte pourraient être décidées, comme en état d’urgence, par le ministre de l’Intérieur ou le préfet. L’ajout d’une référence au juge des libertés et de la détention ne suffit pas au rééquilibrage, d’autant qu’au vu de la masse des tâches confiées à l’exécutif, on peut s’interroger aussi sur le risque d’un transfert de pouvoirs à des partenaires privés.
En effet, le projet accroît la charge imposée aux institutions de police et gendarmerie. Alourdies dans le temps (contrôle permanent) et élargies dans l’espace (des zones de protection aux périmètres de protection ou de sécurité, enfin aux lieux du culte pouvant faire l’objet de fermetures temporaires), les tâches de surveillance et contrôle pourraient se trouver bientôt paralysées par manque de moyens. C’est pourquoi il est prévu que les policiers et gendarmes auxquels sont confiés de nouveaux pouvoirs puissent être assistés par des agents de police municipale et par des agents de sécurité privés. Une étude récente montre pourtant que la privatisation des pratiques de sécurité peut être facteur de désordre (1). Le désordre serait encore renforcé si les nouveaux instruments de prévention entraînaient un véritable détournement des pouvoirs coercitifs, au demeurant peu compatible avec le principe inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (art. XII) : «La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée.»
On découvre ainsi qu’il existe plusieurs manières pour une démocratie «d’abandonner les grands principes». Avec l’état d’urgence, ils sont suspendus de façon visible, mais seulement pour une période temporaire. En revanche, le durcissement pénal, ciblé sur des infractions comme le terrorisme, aboutit à un dédoublement permanent entre le droit ordinaire qui respecte les principes et un droit pénal bis qui permet de les contourner, qu’il s’agisse de la présomption d’innocence, de la légalité des délits et des peines ou de la garantie judiciaire. Enfin, les transferts de pouvoir à l’exécutif pourraient aboutir à un détournement au profit d’acteurs privés.
En somme, il est nécessaire de lever l’état d’urgence, mais il ne serait ni légitime ni d’ailleurs efficace (voir les avis convergents des organisations de défense des droits de l’homme et des instances de contrôle parlementaire), de le remplacer par une contamination permanente du système pénal. Dans un pays décrit comme «drogué à l’état d’urgence»(Libération, 11 juillet), le risque serait d’aboutir par les voies moins visibles du contournement des principes et du détournement des pouvoirs à ce «despotisme doux» que prophétisait Tocqueville. «Le despotisme en démocratie serait plus étendu et plus doux et dégraderait les hommes sans les tourmenter.» Couvrant la société d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses, uniformes, il tendrait à fixer les humains dans l’enfance et à réduire chaque nation à «n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger».
Il est encore possible de résister à la prophétie du despotisme doux, sans pour autant renoncer à la lutte contre le terrorisme. Les voies légitimes sont multiples, qu’il s’agisse de mieux assurer l’indépendance des institutions judiciaires, notamment par la réforme annoncée du parquet ; d’améliorer la coordination des services de renseignement ; de renforcer les forces de police et de gendarmerie ; ou de lutter au plan international, en développant les coopérations, y compris contre le financement du terrorisme. Autant de voies montrant que la démocratie peut valoir aussi, sans abandonner les principes de l’Etat de droit, «pour les moments d’épreuve».