DSK, Cantat, Polanski, Tron, « ils ont tous été protégés par leur milieu d’origine »
Dans « Intouchables ? », Yael Mellul et Lise Bouvet reviennent sur quatre cas emblématiques de violences faites aux femmes. Entretien.
PROPOS RECUEILLIS PAR ANNE-SOPHIE JAHN
Elles se sont rencontrées en 2013, sur les réseaux sociaux. À l’époque, Yael Mellul, avocate, voulait faire reconnaître la responsabilité de Bertrand Cantat dans le suicide de sa femme Krisztina Rady. Elle avait aussi été l’avocate de l’une des parties civiles dans l’affaire Georges Tron. Lise Bouvet, politologue et philosophe, s’était, elle, beaucoup exprimée sur DSK et Polanski. Elles se sont rendu compte qu’elles avaient la même conception du féminisme et ont décidé de rassembler en un livre ces quatre dossiers qui permettaient d’évoquer toutes les catégories de violences faites aux femmes : violence conjugale et féminicide avec Bertrand Cantat ; le viol, l’agression sexuelle et la prostitution avec Dominique Strauss-Kahn ; la pédocriminalité avec Roman Polanski ; et le harcèlement sexuel au travail avec Georges Tron. État des lieux glaçant et précisément documenté.
Le Point : Quel est le point commun entre ces quatre affaires ?
Yael Mellul et Lise Bouvet : Ces quatre hommes ont tous été protégés par leur milieu d’origine, leur parti politique ou leur famille artistique. On s’est rendu compte que pour ces quatre affaires, il y avait une réelle ignorance du dossier et des faits dans l’opinion publique et les médias. Dans l’affaire Tron par exemple, les journaux parlaient d’un problème de massage de pieds, alors qu’il était renvoyé devant la cour d’assises pour viol aggravé. Pour Cantat, on avait parfois l’impression qu’il avait donné une gifle à Marie Trintignant, qu’elle s’était cognée contre le radiateur et qu’elle était morte, alors que le rapport d’autopsie fait état de 19 coups. Dans ce livre, nous avons donc voulu rappeler les faits. Toutes nos informations sont sourcées et nous avons fait un point complet sur toutes les statistiques officielles disponibles des violences que nous évoquons.
Existe-t-il des hommes « intouchables » en France aujourd’hui ?
Polanski est intouchable. Il ne purgera probablement jamais sa peine. Il ne rentrera pas aux États-Unis : aucune des procédures d’extradition n’a abouti. Nous sommes scandalisées que BHL, Finkielkraut, Catherine Deneuve et toute cette « jet-set » le soutiennent inconditionnellement, jusqu’à nous traiter de nazies. Il a pourtant avoué avoir soûlé, drogué, violé vaginalement et analement une fille de 13 ans et plaidé coupable, avant de s’enfuir ! Mais son statut de génie du cinéma le place au-delà des lois. D’ailleurs, Polanski se place ainsi en citoyen à part en disant qu’il veut bien revenir aux États-Unis pour être jugé, si on lui garantit qu’il ne fera pas de prison !
En novembre dernier, Samantha Geimer, une des victimes de Polanski (il fait l’objet de cinq autres accusations d’agressions sexuelles et viols sur mineurs), demandait pourtant le classement de l’affaire…
On la comprend. Elle a subi un traumatisme, elle a réussi à s’en sortir, c’est normal qu’elle n’ait plus envie d’en parler. Mais le crime est là, les victimes, dans leurs plaintes, ne sont pas à l’origine des poursuites, mais l’institution judiciaire qui représente les intérêts de toute la société. Le procureur américain se saisit donc de l’affaire, en tant que puissance publique. Et on n’en serait pas là si Polanski s’était présenté à la justice.
Y a-t-il une particularité française dans le domaine des violences faites aux femmes ?
Aux États-Unis, l’affaire Bill Cosby (superstar de la télévision dans les années 80 et 90, accusée de dizaines de viols, NDLR) a notamment conduit la Californie à supprimer la prescription pour les crimes sexuels. Tous les hommes dénoncés ont été mis en marge de leur société. En France, la présomption d’innocence est tout de suite brandie du côté de l’incriminé, et on considère que la victime ment. Pourtant, quand quelqu’un est mis en examen, c’est qu’il y a des éléments graves et concordants contre lui.
Est-ce qu’au fond il n’y aurait pas un problème de perception de la sexualité ?
Quand une femme a une sexualité libérée, on considère qu’elle doit être consentante à n’importe quel acte sexuel. Pendant l’affaire DSK, des prostituées ont décrit des scènes de viol. Quand DSK sodomise une femme qui dit non et qui est tenue par les bras, c’est un viol, même si elle est une prostituée. C’est toute la problématique dénoncée depuis des décennies par certaines féministes : le consentement des femmes aux actes sexuels des hommes sur elles est toujours présumé pour la société, c’est aux victimes de prouver leur absence de consentement, et jamais aux agresseurs de montrer comment ils ont obtenu une pénétration. Ainsi, les libertés des hommes se définissent mécaniquement et inversement en droits sur le corps des femmes.
Est-ce que ces affaires ont eu un impact ?
Le dossier DSK est, selon nous, l’affaire Weinstein de la société française. Nous montrons notamment qu’elle a donné une impulsion très importante au vote de la loi instaurant la pénalisation des clients de prostituées. Elle a été fondamentale en ce qu’elle a véritablement travaillé notre société, les féministes se sont intensivement mobilisées, une première vague de libération de la parole des victimes a eu lieu sur les réseaux sociaux, avec un hashtag #JeNaiPasPortéPlainte qui annonçait #BalanceTonPorc. Les journalistes, de la presse écrite notamment, ont définitivement appris quelque chose dans leur traitement de ces sujets et ont modifié leurs attitudes et comptes rendus de ces affaires, on le constate dans leurs couvertures des affaires Baupin et Tron.
Est-ce que ces quatre affaires auraient été traitées différemment aujourd’hui, après #MeToo et #BalanceTonPorc ?
Nous avons pu le voir avec l’affaire Georges Tron : le traitement médiatique lors du procès en décembre 2017 n’a absolument rien à voir avec ce qui s’est passé pendant l’instruction en 2011. Pour la première fois, le public a été correctement informé de la gravité des qualifications pénales, et les réseaux sociaux se sont embrasés pour cette affaire qui, jusque-là, était peu médiatisée.
C’est parce que l’époque a changé que vous, Yael Mellul, avez saisi la procureur de Bordeaux le 22 janvier 2018 afin de solliciter l’audition, notamment, des trois anciens membres de Noir Désir ?
Oui, j’ai demandé la réouverture de l’enquête sur la mort de Krisztina Rady, mais aussi parce que de nouveaux éléments prouvent que les violences que Bertrand Cantat lui a fait subir l’ont conduite au suicide en janvier 2010. Il doit être poursuivi pour violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner. Il risque une peine d’emprisonnement de 15 ans.
C’est quoi, pour vous, être féministe ?
C’est une démarche qui consiste à écouter la parole des femmes en ne remettant pas en cause ce qu’elles disent. L’expérience nous montre que le chemin parcouru pour dénoncer leur bourreau est un calvaire, entre l’accueil au commissariat par des policiers pas toujours formés à ça et les confrontations avec l’agresseur pendant l’instruction… Les affabulatrices sont de très rares exceptions. Nous avons réalisé que cette démarche va à rebours des réflexes sociaux institués. Quand les victimes parlent, la réaction normalisée est de les nier, de les culpabiliser, de renverser la charge et les rôles, de dire qu’elles sont coupables de quelque chose, comme si cette parole était une attaque insupportable pour la société. Et de fait, on le voit à nouveau dans l’affaire Ramadan, ces paroles viennent déranger l’ordre établi de la domination masculine et sa naturalisation. Du coup, les plaignantes paient très cher leur sortie du silence, et le message aux autres est terrible. Le prix à payer pour parler est odieusement élevé, et on s’étonne que seulement 8 % des victimes portent plainte. Cet état de fait est un scandale d’État, le chemin à parcourir pour l’égalité des sexes est encore immense.
Intouchables ? de Yael Mellul et Lise Bouvet (éditions Balland), 354 p., 19 euros.