Modifié par la loi du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, et inséré dans une section relative aux attributions du procureur de la République, l’article 40 dispose que ce dernier reçoit les plaintes et les dénonciations et apprécie la suite à leur donner ; et que toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit «est tenu» de lui en donner avis.
Aucune peine ne sanctionne le manquement à cette obligation de dénonciation au procureur et son application qui divise les juristes a fait l’objet de questions écrites au gouvernement. Le garde des Sceaux a par exemple précisé en 2009, au Sénat, puis en 2013, à l’Assemblée nationale, que l’obligation concernait aussi les élus mais excluait les personnes chargées de la direction des établissements privés sous contrats. Seule l’absence de dénonciation d’un crime dont il est encore possible de prévenir ou de limiter les effets, ou dont les auteurs sont susceptibles de commettre de nouveaux crimes qui pourraient être empêchés, est punie de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende par l’article 434-1 du code pénal.
Les commentateurs en déduisent un peu vite que la non-dénonciation au procureur des délits susceptibles d’avoir été commis par le chargé de mission de l’Elysée ne pourrait entraîner qu’une sanction administrative à l’encontre des fonctionnaires concernés. C’est oublier que l’article 432-1 du code pénal dispose depuis 1994 que «le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique, agissant dans l’exercice de ses fonctions, de prendre des mesures destinées à faire échec à l’exécution de la loi est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende».
Article vidé de sa substance
L’article 432-2 porte la peine à dix ans d’emprisonnement et 150 000 euros d’amende si la mesure a été suivie d’effet ; ce qui serait le cas. Ce délit d’abus d’autorité ou d’échec à la loi qui a remplacé la forfaiture du code pénal ancien de 1810, a notamment permis la condamnation du maire de Bussy-Saint-Georges pour avoir ordonné aux policiers municipaux de ne pas signaler le refus d’obtempérer et la conduite dangereuse de son directeur des services techniques. Puis du maire de Biarritz qui refusait de verbaliser certaines contraventions. La chambre criminelle de la Cour de cassation a validé ces décisions.
La lecture «passe à ton voisin» de l’article 40 proposée pour sa défense par le ministre de l’Intérieur devant les députés (la dénonciation incomberait à l’administration concernée) revient à le vider de sa substance puisqu’il ne s’agit pas d’aviser un autre «niveau», selon son expression, mais la justice. Les enquêtes en cours devraient par conséquent s’intéresser à la question de savoir si, connaissance prise des faits reprochés au collaborateur du Président de la République, les personnes dépositaires de l’autorité publique ont décidé ou reçu l’ordre de ne pas en donner avis au procureur, ce qui caractériserait des mesures destinées à faire échec à la loi, laquelle imposait de lui dénoncer, n’en déplaise au ministre qui n’est pas juge de l’opportunité des poursuites.
«La loi, c’est pour les autres»
L’absence de dénonciation à tous les échelons paraît résulter d’une concertation au sommet. Le mobile en serait à l’évidence politique : protéger le chef de l’Etat d’un scandale. La raison quasi culturelle, tant le sentiment d’impunité imprègne l’administration française. La loi, c’est pour les autres. À titre de comparaison, l’article 21-2 du code de procédure pénale fait obligation aux agents de police municipale de rendre compte «immédiatement» de tous crimes, délits ou contraventions dont ils ont connaissance, «simultanément» au maire et au procureur par l’intermédiaire de la police judiciaire. Pas question de se défausser sur sa hiérarchie. Ou de s’arranger entre amis.
Il en va de même de la demande de l’Elysée reconnue par le préfet de police visant à accorder un permis de port d’arme au collaborateur du chef de l’Etat alors que la réglementation ne le permettait pas. Une telle demande s’apparente à la complicité par fourniture de moyen d’une «mesure» destinée à faire échec à l’exécution de la loi, infraction dont le préfet serait l’auteur principal. Un syndicat de fonctionnaires, par exemple de policiers, serait même recevable à porter plainte et se constituer partie civile pour abus de pouvoir, la Cour de cassation ayant jugé en 1997 que l’article 432-1 n’interdit pas que l’action publique puisse être déclenchée par une personne privée, «car le préjudice causé à l’intérêt général n’exclut pas un possible préjudice pour les victimes directes».
La cour d’appel de Lyon a jugé en 2011 que «l’infraction ne vise que les actes qui empêchent l’administration d’accomplir sa mission et portent atteinte à son fonctionnement». Tel pourrait être le cas du refus délibéré revendiqué par le ministre de se soumettre à l’obligation de dénonciation de l’article 40. L’usage invoqué ne rend pas la pratique légale. Ou de la délivrance d’un permis de port d’arme par le préfet à la demande de l’Elysée. L’actuel secrétaire de la commission des Lois à l’Assemblée, le député de Lozère (UDI) Pierre Morel-A-L’Huissier, a déposé en 2013 une proposition de loi restée lettre morte visant à sanctionner pénalement le non-respect de l’obligation de dénonciation des fonctionnaires par une peine d’emprisonnement de trois ans assortie d’une amende de 100 000 euros.
Mainmise de l’exécutif sur le judiciaire
Mais réprimer l’absence de dénonciation aux termes de la proposition de loi de 2013 qui pourrait refaire surface, ne réglerait pas tous les problèmes. L’article 40 pose d’abord que l’opportunité des poursuites appartient au procureur qui peut, si bon lui semble, décider de ne pas agir à l’encontre des auteurs des faits portés à sa connaissance. Or, quand bien même les instructions individuelles ont disparu, le procureur reste soumis à l’exécutif. La dernière promotion du 14 juillet de la Légion d’honneur distingue pas moins de cinq substituts, procureur, avocat ou procureur général.
Le débat sur l’article 40 devrait donc s’inscrire dans celui plus large sur le statut du ministère public, seul juge de l’opportunité des poursuites, auquel devraient en principe être dénoncés tous les délits, par toutes les autorités. La pratique du ministère de l’Intérieur et de la préfecture de police de l’article 40, à rebours de la loi, trahit ainsi la mainmise de l’exécutif sur le judiciaire et la dépendance du parquet. Ce n’est pas le procureur qui décide mais le pouvoir ; jusqu’à ce que la presse, ce chien de garde de la démocratie, révèle les faits que l’administration refusait de dénoncer à la justice.