Esclavage en Libye – Tidiane N’Diaye : « L’Afrique et l’Europe avaient détourné les yeux jusqu’ici »
Depuis la diffusion du reportage de CNN témoignant de la réalité de l’esclavage en Libye, les témoignages se succèdent, la parole se libère, et beaucoup d’amalgames persistent. Le professeur Tidiane N’Diaye* ne semble pas surpris lorsqu’il reçoit notre appel depuis Paris, lui qui se trouve au Sénégal, où il transmet ses savoirs sur les civilisations négro-africaines auprès d’étudiants. En 2008, il avait jeté un pavé dans la marre en publiant Le Génocide voilé*, une enquête historique très documentée sur la traite arabo-musulmane qui décima l’Afrique subsaharienne du VIIe au XXe siècle, ce qu’il qualifia alors de génocide.
Saluée par le monde universitaire, cette plongée dans le passé négrier du continent africain lui avait valu un mauvais procès de certains intellectuels musulmans et de nombreuses associations mémorielles. Car ils sont très peu, comme lui, à avoir démontré l’importance de la traite musulmane orientale, aux côtés de la traite atlantique, chiffres à l’appui. Près de dix ans après la parution de cet ouvrage, les Africains vont-ils briser le silence qu’ils entretiennent sur ce point d’histoire ? À bien des égards, cela pourrait permettre de mieux aborder la question des relations entre le monde négro-africain et celui arabo-berbère au moment où justement celles-ci sont appelées à se développer. Pour Le Point Afrique, Tidiane N’Diaye a accepté de décrypter une réalité à multiples facettes qui ramène sur le devant de la scène la question de la traite négrière arabo-musulmane à côté de la traite triangulaire considérée comme essentiellement un fait des Européens.
Le Point Afrique : Avez-vous été surpris comme beaucoup par la révélation de l’existence de « marchés aux esclaves » en Libye en 2017 ?
Tidiane N’Diaye : Vous savez du Maroc à la Libye, en passant par l’Algérie, dans toute l’Afrique du Nord, depuis des années, on ne compte plus les mises à mort de rue, les ratonnades policières, les lynchages, humiliations et autres faits divers consternants. En Libye, depuis la chute de Kadhafi, les émeutes sanglantes s’enchaînent. Des réfugiés tchadiens et soudanais du Darfour sont égorgés par la foule. Les témoignages et rapports de Human Rights Watch font état de centaines de victimes tuées ou torturées en raison de leur couleur de peau. Mépris, insultes, agressivité et humiliations quotidiennes sont bien souvent le lot des Subsahariens dans tous ces pays.
En fait, nul n’ignore ce qui se passe sur cette partie septentrionale de l’Afrique. L’existence de « marchés aux esclaves », d’abus sexuels et de travaux forcés avait été signalée par un rapport de l’Organisation internationale pour les migrations en avril dernier. Les actes barbares à l’encontre des migrants au nord du continent sont récurrents, et régulièrement rapportés par les voyageurs et autres étudiants subsahariens. Seulement, cette fois, le reportage de CNN sur un marché d’esclaves vendus aux enchères, réalité bien actuelle sur la question, avec des images qui scandalisent et mobilisent, a poussé les sceptiques à se rendre à l’évidence.
Comment comprendre aujourd’hui que la route transsaharienne de l’esclavage en Afrique du Nord soit toujours opérationnelle ?
La route transsaharienne de l’esclavage en Afrique du Nord est toujours opérationnelle. La seule différence est que, cette fois, ce sont les émigrés clandestins africains qui y transitent avec l’espoir de pouvoir gagner l’Europe. Vous savez encore 46 millions de personnes sont encore réduites en esclavage dans le monde aujourd’hui, dont les esclaves modernes dans les monarchies du golfe (souvent privés de leur passeport), ceux de l’actuelle Libye, etc. Aussi, rien d’étonnant que la route transsaharienne se poursuit… tout cela est une réalité contemporaine, mais certains préfèrent regarder ailleurs. L’Union africaine et l’Union européenne avaient détourné les yeux jusqu’ici. Le trafic organisé en Afrique du Nord permet sans doute de contenir partiellement le flux de réfugiés économiques et politiques vers l’Europe. Il offre également la possibilité à certains pays pauvres d’Afrique, de se vider de leurs jeunes potentiellement révoltés. C’est là un « avantage » pour les pouvoirs en place, avec la bénédiction de leurs protecteurs occidentaux et chinois.
Comment expliquez-vous le tabou qui entoure la traite arabo-musulmane, malgré la profusion des recherches sur le sujet, dont votre ouvrage Le Génocide voilé ? Mais quelles ont été les conséquences sur les mentalités et les sociétés des populations africaines et sur leurs descendants ? Vous parlez d’un véritable « syndrome de Stockholm » africain, pourquoi ?
Cette traite, qu’il est difficile de ne pas qualifier de génocide de peuples noirs par massacres, razzias sanglantes puis castration massive, chose curieuse, très nombreux sont ceux qui souhaiteraient la voir recouverte à jamais du voile de l’oubli, souvent au nom d’une certaine solidarité religieuse, voire idéologique. C’est en fait un pacte virtuel scellé entre les descendants des victimes et ceux des bourreaux, qui aboutit à ce déni. Ce pacte est virtuel, mais la conspiration est bien réelle. Parce que dans cette sorte de « syndrome de Stockholm à l’africaine », tout ce beau monde s’arrange sur le dos de l’Occident. Tout se passe comme si les descendants des victimes étaient devenus les obligés, amis et solidaires des descendants des bourreaux, sur qui ils décident de ne rien dire. Voilà pourquoi la publication de mes travaux sur la question a choqué, mais a aussi le mérite d’ouvrir un débat que l’on croyait impossible.
Et de l’autre côté, quels ont été les effets sur l’inconscient arabo-musulman dans son rapport avec le « Noir » ?
Des chercheurs africains musulmans ont tenté une longue et délicate entreprise intellectuelle et religieuse, afin de déconnecter l’islam de la couleur de la peau. Cela pour mieux rapprocher les peuples noirs des Arabes et gommer une sombre page de leur histoire commune. Ce travail a littéralement été balayé par le réformisme musulman et le nationalisme arabe. Parce que ces deux mouvements, dans leur essence même, reposent avant tout sur le dualisme Noirs (Sudan), inférieurs, Abd (esclaves) assimilés à idolâtres, d’où un subtil déni d’islam, et les autres musulmans, supérieurs, c’est-à-dire les Blancs (Beïdans). Cela eut au moins le mérite de clarifier certains non-dits lourds de sens.
* Tidiane N’Diaye est aussi l’auteur du roman de fiction, « L’Appel de la lune », Gallimard, 240 pages, 20 euros.
** « Le Génocide voilé », essai de Tidiane N’Diaye, Gallimard, coll. Folio, 320 pages, 7,70 euros.