Fiches S: faux problème, vraie querelle
Ficher 11 000 personnes radicalisées sert-il la lutte anti-terroriste? Le dispositif actuel semble au bord de la saturation…
Et de treize. Depuis 2013 et la montée en puissance de Daech en zone irako-syrienne, la France a été la cible de 80 projets d’attentats djihadistes. Si la grande majorité d’entre eux a échoué – souvent sous l’action des services et, à l’occasion, grâce à l’amateurisme des terroristes -, 12 avaient déjà été accomplis avant l’attaque au couteau perpétrée samedi soir, dans le quartier de l’Opéra à Paris.
Ce 13e attentat, auquel on répugne à accoler le terme de « réussite », aura fait quatre blessés et un mort, la 246e victime de l’islamisme radical sur le sol français en moins de cinq ans. Son auteur, comme dans plus de 60% des cas, était fiché S et inscrit au Fichier des signalements pour la prévention et la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT).
Khamzat Azimov, Français d’origine tchétchène âgé de 20 ans, était donc parfaitement connu des services, nouvelle preuve, pour une partie de la classe politique, Laurent Wauquiez (LR) et Marine Le Pen (FN) en tête, de l’échec de la doctrine française en matière de lutte contre le terrorisme. Les deux chefs de partis voudraient aller plus loin. Ils proposent l’internement ou l’expulsion des fichés, s’autorisant tous les contre-sens sur l’essence du fichier lui-même. Mais sans aller jusque-là, la question est maintenant sur toutes les lèvres : la fiche S, outil technique devenu boulet politique, sert-elle encore à autre chose qu’à faire prospérer leurs idées ?
Fiché S, mais pour quoi faire ?
« Il faut le marteler : une fiche S n’empêchera jamais un attentat », fulmine Jean-Charles Brisard. Contacté par L’Express, le président du Centre d’analyse du terrorisme (CAT) s’épuise à voir renaître après chaque attentat les mêmes polémiques sur le sort, forcément laxiste, réservé aux fichés. Un mauvais procès selon lui. « ll s’agit d’un outil pour permettre aux services de police le suivi d’individus présentant un risque d’atteinte à la sûreté et la sécurité des personnes ». Il permet de repérer, en cas de contrôle, où se déplace la personne surveillée, pour une analyse a posteriori. « Ces informations sont répercutées auprès de services spécialisés », rappelle-t-il. Les cas individuels sont régulièrement réévalués.
Plus de 20 000 noms figurent aujourd’hui dans ce fichier et parmi eux 11 000 sont identifiés comme ayant des liens avec l’islamisme radical. Ceux-là sont également inscrits au fichier FSPRT, créé après l’attentat de Saint-Quentin-Fallavier sous l’impulsion de Bernard Cazeneuve pour palier les carences dans le suivi des individus à risque. Vingt mille personnes y sont également inscrites. Il est donc plus complet que le fichier Sûreté de l’Etat. Dans le détail, y figurent la profession, les adresses et les lieux fréquentés des « cibles », ainsi que leur degré de dangerosité et le service responsable de leur suivi.
C’est le cas pour Azimov : il avait été fiché S à l’été 2016, puis inscrit au fichier FSPRT parce qu’il était en contact avec un petit groupe de candidats au départ pour la Syrie. La DGSI l’a suivi un temps, à Strasbourg. Il a aussi été convoqué et entendu en 2017 par le service antiterroriste de la brigade criminelle. Il est apparu alors comme un personnage secondaire, son suivi a donc été allégé.
Son passage à l’acte était-il prévisible ? Son cas a-t-il été sous-estimé ? Rien ne le laisse penser à ce stade de l’enquête.
Pourquoi Azimov n’était-il pas sous surveillance ?
Au-delà de ces convocations et évaluations sporadiques, contrairement à l’idée reçue, une fiche S, pas plus que l’inscription au FSPTR, n’implique de mesures contraignantes, ou de surveillance dans la continuité. La plupart du temps le terme de « suivi » accolé a un fiché S doit s’entendre au sens administratif. Il n’a rien à voir avec une filature de chaque instant.
« Pour surveiller un individu à plein temps, il faut 20 policiers », schématise un commissaire interrogé par L’Express. Avec 20 000 cas recensés, il faudrait 400 000 fonctionnaires rien que pour s’en occuper », ou en tout cas 200 000 pour ne suivre que le « haut du spectre », soit les quelque 11 000 individus jugés comme les plus dangereux par la DGSI – un engagement et un coût budgétaire qui relève de la fantaisie, même dans un État policier. En tout cas, parmi ces 11 000, quelque 4000 font l’objet d’un suivi permanent. Les surveiller à temps plein reviendrait à mobiliser 80 000 fonctionnaires…
« Les services sont aujourd’hui confrontés à des choix cornéliens : faute de moyens humains, ils affectent leurs ressources à des cas prioritaires », abonde Jean-Charles Brisard. « Cela présente forcément le risque ‘d’oublier’ un individu qui ne se signale pas par des agissements jugés inquiétants ou dangereux », poursuit-il. A plus forte raison lorsque le terroriste passe à l’acte avec des moyens aussi rudimentaires que ceux d’Azimov, porteur, pour toute arme, d’un couteau de cuisine doté d’une lame de dix centimètres. Or tout erreur, tout oubli, se paie cash.
Les fichiers sont-ils correctement exploités ?
« La menace a évolué : elle est plus éclatée, plus diverse qu’auparavant. Les profils des individus dangereux sont différents. La menace endogène émane plus souvent d’individus apparemment isolés », souligne le président du CAT. Autant de facteurs qui compliquent la tâche des officiers de renseignement et de leurs directions.
Pour autant, de nombreuses voix s’élèvent dans les rangs policiers pour dénoncer la gestion qui est faite des fichiers. Ils ont beau n’être qu’un outil de collecte et pas un instrument de réponse, ils sont souvent mal entretenus. « On y met des cibles, on y met aussi l’entourage des cibles. Et surtout on y fait entrer beaucoup de gens, et on ne les en sort que rarement, sans doute en partie parce qu’on a trop peur de louper quelqu’un », confie une source au sein des services. « A la fin, ça fait beaucoup de gens ». Le dispositif actuel est-il en mesure d’absorber une telle masse d’informations?
Avec l’attentat de Trèbes, « nous avons la preuve, pour ceux qui en douteraient encore, qu’il y a en France des centaines, voire des milliers d’auteurs potentiels de ce type d’attaque », met en garde Yves Trotignon, ancien analyste de la DGSE. Faire maigrir les fichiers pourrait donc s’avérer tout aussi dangereux. « D’où l’importance, de développer des ‘capteurs locaux’ pour détecter ce genre d’individus : renforcer le renseignement territorial, mais aussi associer tous les acteurs – mairie, police municipale, associations… », ajoute Jean-Charles Brisard.
Le renseignement a-t-il failli ?
« La quasi-totalité de ceux qui passent à l’acte sont fichés S ? Evidemment, et heureusement encore ! », assène Yves Trotignon. Loin d’y voir la preuve d’une faillite, il s’en félicite: « Cela signifie que le système de recueil de renseignements fonctionne ». Les individus susceptibles de présenter un danger sont détectés, identifiés, surveillés et parfois approchés : « Certains sont entendus par les services, parfois on essaie de voir s’ils peuvent être une source », explique celui dont les recherches font autorité en matière de djihadisme.
Pour l’ex-espion, la polémique sur les fiches S et l’usage qui en est fait n’a pas lieu d’être: « Si un jour, on voit apparaître des auteurs d’attentats jamais repérés par un service, cela voudra dire que nous sommes face à un problème sans solution ». Dans le cas du tueur du quartier de l’Opéra, comme dans celui du terroriste de Trèbes et de Carcassonne, ce n’est pas le cas, « même s’il y a sans doute eu un déficit d’analyse sur l’évolution de la dangerosité individuelle », décrypte encore Yves Trotignon, qui dénonce le manque de moyens humains consentis.
Le tueur du quartier de l’Opéra était suivi à Strasbourg par l’antenne locale de la DGSI. Dès lors, pas de raison que son dossier se soit perdu lorsque, quelques mois avant de passer à l’acte, il a rejoint sa mère dans le 18e arrondissement de Paris. Son inscription au FSPTR avait d’ailleurs pour but d’éviter toute sortie intempestive des radars, comme celle qui avait fait perdre la trace des frères Kouachi à la Direction du renseignement de la préfecture de police de Paris, une fois le périphérique franchit pour s’installer à Reims. « Il faut aussi admettre qu’aucun système n’est infaillible. Le niveau de passion politique est tel que chaque attaque suscite des polémiques pitoyables », s’alarme l’ancien de la DGSE.
Le décloisonnement des services est-il une réalité ?
Un jeune homme radicalisé et fiché S grâce à la vigilance des Renseignements territoriaux, un terroriste neutralisé par Police secours, une enquête pour « assassinat, tentatives d’assassinat sur personnes dépositaires de l’autorité publique, en lien avec une entreprise terroriste », confiée conjointement à Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et à la sous-direction antiterroriste de la police judiciaire… En apparence, la guerre des polices appartient au passé. En apparence seulement.
Sur le terrain, l’entente entre services est moins cordiale que dans la bouche du gouvernement: pour les flics de terrain interrogés par L’Express, le cloisonnement a la vie dure et la circulation des informations laisse encore largement à désirer deux ans et demi après les attentats du 13 novembre.
« L’organisation des services est incapable de faire face à la menace », constate avec sévérité un ex-gradé de feu la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI). « Les services communiquent peu, et s’ils le font si mal, c’est que le renseignement est un enjeu de pouvoir et que, souvent, les stratégies personnelles prennent le pas sur l’intérêt général », considère-t-il. « Avant, on ne communiquait que lorsqu’on ne pouvait pas faire autrement, tempère un officier de gendarmerie spécialisé. Entre services, on partage beaucoup plus les infos depuis les attentats de 2015 ».
Les deux hommes s’accordent en tout cas sur un point : « On peut s’interroger sur les échanges entre le premier cercle [DGSI, DGSE, Direction du renseignement militaire, Tracfin, Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières, Direction de la protection et de la sécurité de la Défense] et le deuxième cercle de la communauté du renseignement [La Sous-direction de l’anticipation opérationnelle de la gendarmerie, le renseignement territorial et la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris].
Sur le terrain, la sécurité publique, le renseignement territorial, les douanes, la gendarmerie et l’administration pénitentiaire sont chargées de détecter les signaux faibles. Ces informations sont filtrées par l’antenne locale de la DGSI. « A elle d’apprécier quels objectifs doivent remonter à la direction centrale parce que leur dangerosité appelle un suivi plus étroit et davantage de moyens. Tout cela fait beaucoup de monde et rend la coordination très compliquée », estime un ponte interrogé par L’Express.
Le gouvernement a-t-il pris la mesure du problème ?
Souvent critiquée en interne, la task force voulue par Emmanuel Macron, visant à favoriser échange d’informations, coopération entre tous les services et donc la prise de décision, partait d’une bonne intention. « Il reste à voir si le dispositif fait ses preuves », estime l’ex de la DGSE. « Il est en place depuis près d’un an, c’est le moment d’un premier bilan », appuie une source au sein des services de renseignement.
En attendant ce bilan, l’exécutif peut toujours se consoler : Khamzat Azimov, le terroriste de la rue Monsigny a été abattu 9 minutes après un premier appel aux services d’urgence. « La réaction des forces de l’ordre, leur rapidité, a été admirable », souligne Yves Trotignon. Après l’attentat à la voiture, puis au couteau, menée par un djihadiste à Westminster, en mars 2017, les commentateurs français avaient loué la rapidité de réaction des Britanniques. Cette fois ils semblent plus enclins à polémiquer.