« Il n’y a rien ici » : dans les quartiers nord de Marseille, salariés et habitants s’accrochent à leur McDonald’s menacé de fermeture
e McDonald’s de Saint-Barthélemy fait l’objet d’un projet de reprise difficile à cerner. Pour les 77 salariés, la fermeture du restaurant aurait de graves conséquences sociales et économiques dans un secteur déjà isolé et paupérisé.
« On est des travailleurs et on reste des travailleurs. » Kamel Guemari a le sourire face aux salariés du McDonald’s Saint-Barthélemy, ce jeudi 9 août : le tribunal de grande instance a suspendu la vente du restaurant. Le sous-directeur de l’établissement se bat depuis trois mois pour sauver les 77 emplois – dont 55 CDI – de ce fast-food installé dans les quartiers nord de Marseille. L’avant-veille, il avait menacé de s’immoler par le feu. Ce « cri d’alarme, un geste de ras-le-bol », a permis de médiatiser ce dossier qui le hantait depuis des semaines.
A la tête depuis janvier 2015 de six McDonald’s à Marseille, leur gérant, Jean-Pierre Brochiero, les a mis en vente pour raisons de santé, dit-il. Mais seuls cinq ont fait l’objet d’une offre de reprise par Mohamed Benassi, un investisseur qui possède déjà des parts dans plusieurs fast-foods de la ville. Pourquoi celui de Saint-Barthélemy fait-il exception ? « Ce site est sans doute le dernier petit village gaulois, avec une forte concentration syndicale »,estime Tony Rodriguez, délégué SUD-Solidaires. Grâce à d’anciennes mobilisations, les salariés des six restaurants ont notamment obtenu un treizième mois à partir d’un an d’ancienneté et le remboursement de la mutuelle à 90%.
Le sort de Saint-Barthélemy est désormais suspendu au projet de reprise déposée par l’énigmatique Hali Food, une entité domiciliée en Tunisie qui a promis d’investir 500 000 euros et de conserver les emplois. Les employés, eux, doutent de la solidité du projet et craignent une liquidation déguisée, permettant d’éviter un coûteux plan social au vendeur du restaurant. « Nous soupçonnons une opération globale d’escroquerie pour conduire le restaurant à la faillite », explique l’avocat des salariés, Ralph Blindauer.
« Les vapeurs commençaient à m’étouffer »
La tension est telle que l’histoire a pris une tournure dramatique, mardi. Ce jour-là, une réunion d’expertise se déroule à Vitrolles. Kamel Guemari tient alors des propos équivoques face à Jean-Pierre Brochiero, selon un document sonore consulté par franceinfo. « Un homme n’a pas peur de mourir, lance-t-il, conscient du sort défavorable réservé aux salariés. Moi, aujourd’hui, je quitte la société avant vous. » Le sous-directeur sèche une seconde réunion consultative et fonce jusqu’au restaurant pour parler aux employés. Beaucoup sont en pleurs. « Là, je me suis dit : ‘c’est bon, je ne peux plus' », se remémore-t-il deux jours après.
Kamel Guemari part chercher trois jerricans à la station-service, revient par la porte arrière et brise les clés dans les serrures, pour condamner l’accès au restaurant. « J’avais peur et j’étais impressionné par le nombre de policiers dehors… J’avais envie d’exprimer ma colère et celle de tous les salariés. » Il s’asperge d’essence, qui le démange et lui brûle la peau. « On tapait sur les fenêtres mais on ne pouvait rien faire ! » raconte une salariée qui assiste, impuissante, à la scène. Lui veut frapper un grand coup, mais il n’a pas l’intention d’enflammer le combustible.
« Les vapeurs commençaient à m’étouffer et j’avais la tête qui tournait », se souvient Kamel Guemari. Il passe à la plonge pour s’arroser d’eau et soulager ses douleurs. Au téléphone, un policier lui demande de « ne pas faire le con » et mentionne ses « trois enfants ». « J’avais peur de sortir, de la pression de l’extérieur et du regard de mes proches. » Après 45 minutes, il ouvre finalement la porte au commandant de police. « Les forces de l’ordre ne m’ont jugé à aucun moment. J’aurais même voulu que mon interlocuteur monte avec moi dans le fourgon de pompiers. »
Ce geste était peut-être inconscient. J’ai essayé de résister, de ne pas crier, de ne pas faire n’importe quoi et de rester le plus lucide possible.à franceinfo
L’homme est placé sous masque à oxygène à l’hôpital de la Timone, avant d’être transféré à la Conception pour un examen psychologique. Dès le lendemain, Kamel Guemari est de retour auprès de ses collègues. Mais cette fois-ci, son corps flanche et il s’écroule sur le carrelage. Il entend quelqu’un lui dire : « Tu veux un filet-o-fish ? » En sueur, soutenu à bout de bras par des collègues, Kamel Guemari est évacué et part enfin prendre du repos.
« Ce McDo a compensé les déficiences de l’Etat »
« Ce qu’a fait Kamel, j’aurais pu le faire aussi, glisse Hacène, un employé quinquagénaire lassé de craindre l’avenir. J’y ai parfois pensé, mais je suis croyant. » Pour ces salariés, le restaurant représente davantage qu’un fast-food. Il est l’âme d’un quartier oublié des employeurs et des pouvoirs publics. En 1992, le McDo ouvre dans une ancienne station-service, avec la bénédiction des pouvoirs locaux qui subventionnent son installation. À l’époque, la mascotte Ronald fait même le tour des centres sociaux pour amuser les enfants. Enfin un peu d’animation.
Six ans plus tard, Kamel Guemari, 16 ans et demi, prête main forte lors d’une sortie du clown jaune et rouge. Le lendemain, il frappe à la porte de l’enseigne. « Les personnes nous donnent rarement de l’attention. Ici, je me suis senti enfin considéré, explique celui qui a débuté comme équipier. Tout au long de ma carrière, j’ai essayé d’offrir à d’autres la même opportunité. »
Peu à peu, le fast-food est devenu le lieu incontournable d’un quartier situé en marge du développement marseillais. « Il a compensé la déficience des services publics de l’Etat », explique Salim Grabsi, membre du Syndicat des quartiers populaires de Marseille (SDQPM). Au tournant des années 2010, le tracé de la nouvelle rocade L2 a même été modifié pour ménager l’établissement, un temps menacé. « Je suis une enfant de Ronald », sourit Sarah, 19 ans, employée dans un autre McDo. Les centres aérés de Picon, Font Vert, Busserine, Paternelle y font un saut. « Tout le monde connaît ce restaurant parce qu’on n’a que ça depuis qu’on est petits. »
Loin d’être de simples jobs étudiants, ces emplois ont sauvé cet autre salarié engagé la même année. « S’il n’y avait pas eu McDo, je pense que je serais derrière les barreaux. Tous les gens de ma génération ont goûté à la prison, sont morts ou ont quitté la région. »
Je faisais beaucoup de bêtises avant d’être embauché ici. J’avais même fait des descentes dans ce restaurant. On venait et on piquait à manger et à boire.à franceinfo
Le taux de pauvreté est de 40% dans le 14e arrondissement de Marseille, et celui du chômage atteint près de 30% pour les 18-25 ans. « Généralement, travailler à McDo est un job de passage, ici c’est un métier », poursuit ce salarié. L’enseigne est aujourd’hui le premier employeur privé des quartiers nord, devant l’hypermarché Carrefour.
« Les jeunes vont faire quoi ? De la drogue ? »
Les habitants ont peu de perspectives d’emploi et, de fait, les profils des salariés tranchent ici avec la politique de l’enseigne, qui draine traditionnellement un flot d’étudiants. Zora, 47 ans, est mère de famille célibataire. Quatorze ans de McDo et 1 000 euros par mois à temps partiel.« Je vais faire quoi après ? Ici, c’est les quartiers nord, il n’y a rien. On nous a isolés. Les jeunes vont faire quoi ? De la drogue, de la prostitution ? » Certains comparent l’éventuelle fermeture du restaurant à celle d’un café dans une commune rurale.
Jean-Pierre Brochiero n’a pas répondu à notre appel et McDonald’s France ne souhaite pas commenter le sort du restaurant. Si l’ordonnance de suspension du tribunal de grande instance de Marseille a soulagé les salariés, ces derniers continuent tout de même à occuper le restaurant depuis dimanche soir.
Ce soir-là, des violences ont été commises par une douzaine d’individus, qui ont porté des coups aux clients et à sept employés. Les agresseurs ? Inconnus au bataillon. « Quand ils l’ont appris, des gens du quartier ont voulu venir pour en découdre avec ces personnes », explique un salarié. Des individus auraient déclaré qu’il y aurait « bientôt du changement » dans le restaurant, selon l’avocat Ralph Blindauer. Une référence à la future reprise ? Invérifiable, mais l’épisode a encore tendu la situation.
La fermeture du restaurant ferait tache à l’heure des grands investissements publics. Au total, 132 millions d’euros ont été investis dans un projet de renouvellement urbain (PRU) à Picon-Busserine et Saint-Barthélemy, dans le 14e arrondissement. « C’est l’un des PRU les plus ambitieux de Marseille en termes de coût, explique Karima Berriche, membre du SDQPM. On ne peut pas dépenser autant et programmer la mort économique et sociale de ces territoires. »