Me Liénard. En 2012, le nombre total d’usage des armes à feu et des moyens de forces intermédiaires était de 90 cas, soit une augmentation de +11 % par rapport à 2011 (81 cas). Si l’on mélange les chiffres de la Gendarmerie et de la Police, on arrive à une ouverture de feu tous les jours. Globalement, il y a une l’ouverture de feu tous les trois jours pour la Gendarmerie et une tous les deux jours pour la Police.
« L’Essor ». – Comment ces chiffres nous placent-ils par rapport à d’autres pays ?
Me Liénard. Outre-Atlantique, les policiers tirent pas mal. Mais si l’on considère le nombre total d’ouvertures de feu, il y a plus de délinquants qui sont tués par des citoyens armés que par des policiers.
Par ailleurs, les policiers aux Etats-Unis sont répartis dans 10 000 agences de police distinctes ! Chaque municipalité a sa propre police, et il y a très peu d’agences fédérales comme le FBI, les services secrets ou la DEA. Et encore, le FBI, ce sont 100 000 administratifs pour 10 000 agents ! Il est donc compliqué de faire des ratios statistiques qui soient conformes à ce que l’on connaît.
« L’Essor ». – L’usage de l’arme ne signifie pas provoquer la mort de quelqu’un ?
Me Liénard. Loin de là, parce que le pourcentage de touchés en usage est de moins de 10 %. Cela signifie que, généralement, quand on tire, on rate.
Pourtant, à partir du moment où vous utilisez une arme létale, il faut assumer le risque létal. On apprend aux gendarmes à tirer dans le bassin ou dans les jambes. Cela tue les gens. J’ai eu un cas cette année de tir mortel dans les jambes par des gendarmes. Le type est parti en courant avec son artère fémorale percée, et il est mort. S’il avait été touché au thorax, il ne serait peut être pas mort.
« L’Essor ». – A partir du moment où l’on appuie sur la détente, il faut envisager la mort de l’adversaire ?
Me Liénard. La mort est potentielle. Lorsqu’on envoie un projectile létal, qu’on le veuille ou non, il faut assumer ce risque. D’autant que ce risque de létalité existe non seulement pour celui est visé, mais aussi pour la victime collatérale. Comme, dans 90 % des cas, le tir est raté, on prend le risque, quand j’appuie sur la détente, de tuer la petite fille de 12 ans qui est à 200 mètres de là. C’est une très lourde responsabilité, et c’est pour cela qu’on ne tire pas pour faire du bruit ou donner des coups de semonce.
« L’Essor ». – Certains gendarmes disent qu’on leur recommande plus ou moins d’éviter au maximum de se servir de leur arme.
Me Liénard. Pour moi, c’est criminel. Dans ce cas-là, il ne faut pas les armer. Si on donne à quelqu’un un outil, c’est parce que cet outil a une finalité. Dans l’Education nationale, on appelle un stylo un outil scriptural. Pour moi, l’arme est un outil lésionnel. Si je donne un tel outil à quelqu’un, je le forme convenablement, je lui dis dans quel cas l’utiliser, et j’ai confiance en lui. Sinon, il faut que je le lui enlève, car il n’y a rien de plus dangereux que de donner un outil lésionnel à quelqu’un.
« L’Essor ». – Les gendarmes des brigades sont-ils suffisamment formés, selon vous ?
Me Liénard. Qu’il s’agisse de la Police ou de la Gendarmerie, la formation est la honte de notre pays. On donne une arme aux gens sans les former ni les informer, alors que c’est une composante de l’uniforme qui va servir potentiellement à sauver leur vie. On ne met pas du tout les moyens qu’il faut, même en formation initiale.
Regardez une séance de tir : on leur donne une position figée et un nombre de cartouches extrêmement réduit, alors qu’il faudrait habituer les gendarmes a manipuler leur arme le plus souvent possible. Si on vous donne une nouvelle moto, il faut 2 000 km avant de savoir la manier. La formation passe par un phénomène de sevrage. Il faut tirer beaucoup pour comprendre comment cela fonctionne et pour avoir l’arme en main. Au FBI, les gens qui ont du mal avec leur arme se retrouvent avec cette dernière scotchée dans la main pour rapprendre à vivre avec. C’est excellent ! Il faut dédramatiser l’outil et apprendre à s’en servir.
Tirer, c’est compliqué, et bien tirer, encore plus.
« L’Essor ». – Toutes les unités n’ont pas les mêmes moyens que le GIGN. Pour d’aussi grands nombres, qu’y a-t-il comme solution de formation ?
Me Liénard. Le tir à sec, c’est-à-dire le tir sans cartouche. Cela fonctionne très bien.
Qu’on fasse une formation tous les jours de tir à sec. Qu’on leur fasse manipuler leur arme, prendre une visée, la sortir de l’étui, tirer sans cartouche…
De cette manière, il n’y a pas de réticences, de craintes ou de doutes. Le souci que l’on a dans les ouvertures de feu en Gendarmerie, c’est que ce sont soit des gens qui ont levé toutes les inhibitions et qui tirent n’importe comment, sans aucun respect des règles ; soit des gens qui sont complètement inhibés et qui ne veulent pas sortir l’arme, quoi qu’il arrive. Sur les deux femmes gendarmes abattues à Collobrières, la deuxième l’a été avec son arme à la ceinture. La policière municipale Aurélie Fouquet également.
« L’Essor ». – Dans un cas comme dans l’autre, l’attaque a été soudaine, inattendue et extrêmement violente. Comment dompter la panique ?
Me Liénard. Je pense que si un gendarme connaît exactement son arme, ses capacités, et qu’il est à l’aise avec, il la porterait déjà chambrée, c’est-à-dire prête à tirer. De nombreux gendarmes préfèrent porter leur arme non chambrée. C’est très dangereux. Et, en cas de besoin, ils n’auront pas forcément la deuxième main libre. Si, dans la panique, ils tirent et que rien ne se passe, la panique sera encore plus grande.
« L’Essor ». – On ne peut transformer chaque gendarme en spécialiste du tir…
Me Liénard. Non, mais ils pourraient tous s’entraîner à la Fédération française de tir. Une licence, c’est 150 euros par an, et une heure d’avocat, c’est 300 euros. Si vous passez devant une cour d’assises, il va vous en falloir, des heures. On estime qu’un tel procès coûte entre 30 000 et 50 000 euros !
Entraînez-vous. Quand on est gendarme, on ne boxe jamais assez, on ne court jamais assez, et on ne tire jamais assez.
« L’Essor ». – Quelles sont les limites juridiques à l’usage des armes ?
Me Liénard. – Un gendarme qui tire sur quelqu’un commet une infraction, sauf s’il agit dans le cadre d’une justification légale reconnue par le droit français, qui l’autorise à le faire. C’est le cas dans quatre situations : la démence, l’état de nécessité, la légitime défense et le commandement de l’autorité légitime.
Au-dessus de tout cela, il y a la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme qui, dans son article 2 consacré au droit à la vie, dit que l’homicide n’est possible qu’en cas d’absolue nécessité. Comme c’est une norme supranationale, elle est supérieure à la loi. L’usage des armes doit répondre à une absolue nécessité.
« L’Essor ». – Les gendarmes ont un cadre juridique particulier
Me Liénard. Un article du code de la défense les autorise à utiliser leur arme dans quatre cas précis. C’est pour cela que les gendarmes sont considérés comme favorisés par rapport aux policiers, qui n’ont que la légitime défense. Mais, en 2003, la Cour de cassation a dit que ces dispositions ne pouvaient être contraire à l’article deux de la Convention européenne des droits de l’homme. Et, pendant dix ans, elle a refusé de reconnaître « l’absolue nécessité » pour les gendarmes, dont tous les tirs ont été ont été cassés.
« L’Essor ». – Ce qui était normal, puisqu’il s’agit d’une norme supérieure.
Me Liénard. Oui, mais la Cour de cassation aurait pu dire que le tir du gendarme était absolument nécessaire dans certains cas. C’était une prise de position très ferme de sa part, et qui était très politique. Depuis, il y a eu un revirement de jurisprudence en 2013, sur un tir qui était plus que bancal techniquement. La Cour de cassation à dit le gendarme était en situation d’absolue nécessité.
Avant cet arrêt, on était dans une situation très compliquée. Un gendarme qui tirait sur un individu en fuite, avec les sommations « Halte ! Gendarmerie », n’avait aucun souci s’il le blessait, car il rentrait dans le cadre de l’autorisation de la loi. Mais il passait à la moulinette si la personne décédait.…
« L’Essor ». – C’est ce qui s’est passé à Draguignan.
Me Liénard.
Oui, les juges d’instruction ont rendu un non-lieu, qui a été infirmé par la chambre d’instruction de la cour d’appel : elle a estimé qu’il n’y avait pas de nécessité à tuer, et a renvoyé le gendarme devant la cour d’assises. Il a été acquitté par cette cour d’assises, et comme la partie civile ne peut pas faire appel d’une décision d’acquittement, celle-ci est devenue définitive. Il s’en est bien sorti parce qu’en droit, il avait tout faux.
« L’Essor ». – Qu’implique cette différence entre gendarmes et policiers, que les syndicats de police contestent ?
Me Liénard. Les règles favorables ont quand même permis de sortir des gendarmes de certaines situations embêtantes, notamment sur l’usage des moyens de forces intermédiaires. Des policiers auraient pu être poursuivis sur des faits identiques.
C’est une bonne couverture pour la Gendarmerie, mais elle est à géométrie variable et soumise à la norme supranationale européenne. C’est pour cela que le discours des syndicats de Police est complètement erroné.
D’abord parce qu’ils oublient qu’il y a la norme supranationale de l’absolue nécessité, à laquelle on ne peut pas déroger. D’autre part, plus la réglementation va être ouverte, et plus la jurisprudence va être verrouillée. C’est ce que nous a appris la Cour de cassation de 2003 à 2013.
« L’Essor ». – L’instabilité juridique que vous décriviez ne paraît pas avoir avantagé les gendarmes…
Me Liénard. Ce qui pose aujourd’hui problème, ce ne sont pas les textes, mais l’interprétation qui en est faite par les magistrats. Ils ont une méconnaissance complète, en pratique, des situations de danger des forces de l’ordre. Ils ne tournent pas assez dans les voitures de police et ne sont pas confrontés à la violence que les policiers vivent. Ils ont donc une approche très restrictive des règles de légitime défense. Ce qu’il faut changer, c’est l’approche judiciaire.
Vous pouvez changer tous les textes que vous voulez… Plus vous allez ouvrir les vannes juridiques de l’usage des armes pour les policiers, et plus les policiers vont ramasser au tribunal. En plus, vous allez lever les inhibitions, et cela va créer des cas de plus en plus problématiques d’usage des armes.
« L’Essor ». – Cela fait beaucoup de paramètres à prendre en compte au moment de tirer.
Me Liénard. Pourtant, schématiquement, la question de l’usage de l’arme ou de la force est très simple. Pourquoi est-ce que je tape ou que je tire sur quelqu’un ? La réponse est simple : c’est parce que c’est indispensable et que, si on ne le fait pas, il va y avoir des morts ou des blessés. Sinon, un gendarme ou un policier est au service du citoyen, et il n’a pas à lui taper dessus.
S’il est indispensable de tirer sur l’un des frères Kouachi parce qu’il a une Kalachnikov et qu’il va vous tuer, on tire ; il n’y a pas de question à se poser.
« L’Essor ». – Cet exemple est biaisé, car il est trop extrême et ne représente pas tout l’éventail des situations qui se présentent sur le terrain. Le terroriste est à une extrémité du spectre. Au centre, il y a une zone plus grise.
Me Liénard. Oui, mais si je multiplie les coups de bâton télescopique sur la jambe de quelqu’un qui refuse de rentrer dans la voiture parce qu’il refuse de me suivre, j’accomplis un acte qui n’est pas digne de ma fonction. Mes coups ne sont pas justifiés ou nécessaires, donc je sors du cadre.
« L’Essor ». – On revient sur la question de la formation.
Me Liénard. Le gendarme qui est sûr de lui parce qu’il est sportif, qu’il se forme régulièrement et qu’il monte sur le ring toutes les semaines, n’a pas besoin de distribuer de multiples coups de poing, de pied ou de bâton. Il sait être chirurgical et ne frapper que lorsque c’est nécessaire, pour éviter des blessures.
Parfois, vous voyez des situations ubuesques, dans lesquelles les gendarmes ou les policiers ont des comportements qui n’ont aucune justification, parce que les gens sont faibles techniquement, physiquement et juridiquement, en plus.
« L’Essor ». – Que pensez vous de la demande de présomption de légitime défense parfois portée par des syndicats de police qui regrettent la mise en examen des policiers auteurs de tirs ?
Me Liénard. La présomption de légitime défense est une absurdité car elle n’est pas irréfragable : on peut apporter la preuve contraire. Pour qu’il y ait légitime défense, il faut une décision judiciaire par un juge d’instruction qui constate ce cas de légitime défense. Le débat judiciaire est le jeu normal des institutions.
Lorsqu’on est policier et l’on refuse d’être mis en examen alors qu’on a tué quelqu’un, c’est qu’on n’a pas compris qui on était, et va vite falloir rouvrir des livres d’instruction civique. Policiers ou gendarmes sont des citoyens couverts par des textes favorables, mais aussi soumis à la contrainte judiciaire et au jeu normal des institutions. La mise en examen n’a jamais tué personne.
Propos recueillis par Matthieu Guyot et Nathalie Deleau