La grande inquiétude des juges d’instance
Le projet de réforme qui sera discuté cet automne réduit le périmètre des tribunaux d’instance, chargés des litiges du quotidien, à la portion congrue.
Par Laurence Neuer
La justice se refait une beauté et elle en a grand besoin. Mais parmi les 693 pages du texte de réforme, qui sera discuté à l’automne, beaucoup font grincer des dents. En cause, notamment, le traitement dématérialisé, c’est-à-dire sans audience, des litiges inférieurs à 4 000 euros (restitution d’un dépôt de garantie, conflit de voisinage…). Ce type de mesure affecte directement l’avenir du tribunal d’instance, héritier du juge de paix, dépositaire des incidents et chamailleries du quotidien : crédits impayés, expulsions locatives, surendettement… Ce tribunal peu médiatique, mais qu’Emmanuel Carrière avait si justement parlé dans D’autres vies que la mienne en 2009.
C’est aussi à ce tribunal, qui manie aussi bien le droit que l’équité, devant lequel on vient plaider sa cause sans avocat, que le projet entend ôter le contentieux des injonctions de payer (dont la majeure partie concerne des crédits à la consommation), pour le confier à un « tribunal de grande instance à compétence nationale », ainsi que les dossiers dits « complexes » (baux ruraux, élections professionnelles, saisie des rémunérations), qui reviendraient au tribunal de grande instance (TGI).
Nombre d’avocats et de magistrats redoutent ainsi une « déshumanisation » de la justice dont pâtiront les personnes les plus vulnérables et isolées. « Pour plus de 30 % des habitants de l’Hérault résidant majoritairement en milieu rural ou se trouvant en situation précaire, la justice ne sera plus présente, car le contentieux spécialisésera transféré au TGI de Montpellier et le contentieux du quotidien sera traité par voie dématérialisée », dénonce le Conseil national des barreaux dans un communiqué.
Les tribunaux d’instance, dont la ministre de la Justice Nicole Belloubet a assuré qu’ils seraient maintenus, sont-ils des coquilles vides en puissance ? Que deviendra cette juridiction qui traite l’ensemble des litiges civils inférieurs à 10 000 euros, le contentieux des baux d’habitation et celui des crédits à la consommation sans limite de montant ?
Christophe Bouvot, juge d’instance à Nogent-sur-Marne, répond aux questions du Point.
Le Point : Le projet de loi envisage de simplifier la saisine des juridictions en matière civile par la création d’un acte de saisine numérique unifié. La justice sera-t-elle plus « accessible » ?
Christophe Bouvot : À l’heure actuelle, les justiciables disposent de plusieurs moyens de saisir la justice d’instance et notamment en se présentant directement à l’accueil du tribunal. Ils y viennent avec leur problème, sans pour autant se soucier de la qualification juridique. Leur préoccupation, c’est d’être sûr de se faire bien comprendre du juge. Ils s’appuient donc sur le personnel à l’accueil du tribunal, qui sait les orienter et probablement les rassurer sur l’intérêt qui sera porté à leur démarche.
Le projet de loi envisage de modifier cette saisine en instituant une saisine unique et dématérialisée. Le recours au numérique pour la saisine du tribunal est évidemment une bonne chose, mais concrètement : comment font les justiciables âgés ? Comment font les justiciables analphabètes ? Comment font les justiciables dont la préoccupation est de remplir le frigo avant d’acheter un ordinateur ?
Le tout-numérique est-il « la » solution ? En l’état de ce que l’on sait du projet, il suscite une forme d’inquiétude au regard des conséquences concrètes pour le justiciable. Cette inquiétude est d’autant plus vive que beaucoup des modifications envisagées échapperont au débat parlementaire puisqu’elles relèvent du champ réglementaire…
Le projet prévoit aussi de déjudiciariser certains « petits » contentieux comme le remboursement d’une créance de moins de 4 000 euros, ou la restitution d’un dépôt de garantie. Ils pourraient aussi être traités le cas échéant en ligne, par des médiateurs .
Il faut néanmoins rappeler que le recours à la conciliation préalablement à la saisine du tribunal pour ces contentieux existe déjà. Il faut également savoir qu’aux termes du code de procédure civile, le juge d’instance s’efforce de concilier les parties. Une telle démarche, en proximité des justiciables, est donc déjà inscrite dans l’ADN du juge d’instance. Cela dit, on ne peut que se réjouir de la promotion des modes alternatifs de règlement des différends, mais il ne faudrait pas que cela conduise à une déshumanisation du rapport à la justice par des médiations dématérialisées et à transformer l’accès au juge en parcours du combattant. Par ailleurs, une médiation présente un coût, est-ce que les justiciables accepteront de devoir payer ce qu’ils pouvaient obtenir gratuitement auparavant ?
Par ailleurs, certains litiges dits « techniques » ne seront plus traités par le tribunal d’instance, mais par le TGI, ce qui suppose l’assistance obligatoire d’un avocat…
Oui, il s’agit notamment de la saisie des rémunérations et du surendettement. Aider le justiciable dans la défense de ses intérêts est une bonne idée, mais jusqu’à présent, ces dossiers ne posent généralement pas de difficulté. Les justiciables qui viennent avec leur sac plastique plein de documents (de peur d’en oublier un important) savent très bien nous expliquer leur situation et c’est aussi l’office du juge d’instance que de se mettre à leur niveau et de les comprendre en posant les bonnes questions.
Au demeurant, pardon d’enfoncer des portes ouvertes, mais tout le monde ne peut pas prendre un avocat. Cela risque donc de conduire à un recours plus fréquent à l’aide juridictionnelle (et donc à une augmentation du budget de la justice) et à un allongement des procédures (l’affaire n’étant plaidée qu’après que l’aide juridictionnelle aura été accordée).
Dans les faits, cela veut dire que le périmètre de la juridiction d’instance va se rétrécir…
Le projet prévoit de conserver les tribunaux d’instance en tant que lieu de justice en les renommant « chambre détachée du tribunal de grande instance ». Au sein de ces chambres détachées, les juges d’instance deviennent des juges déspécialisés dénommés « juges du TGI ». Ils traiteront des contentieux dont il semble, à ce jour, qu’ils soient pour partie ceux qu’ils traitaient auparavant, et auxquels s’ajouteront, selon les politiques de juridiction, certains contentieux du tribunal de grande instance. Par exemple, si le TGI accuse un retard dans le traitement des divorces, le président du tribunal pourrait demander que les chambres détachées traitent ce contentieux en plus du reste.
Déspécialiser un juge, cela signifie concrètement qu’il ne bénéficiera plus de la formation initiale pointue sur certains contentieux. Cela signifie aussi que l’expertise développée se perdra peu à peu. Est-ce qu’un médecin généraliste est un moins bon médecin qu’un cardiologue ? Non. Est-ce que je lui confierais un pontage ? Non plus.
Il est aussi question de créer une juridiction nationale de traitement dématérialisé des injonctions de payer (près de 500 000 requêtes par an) ainsi que les demandes portant sur les délais de paiement. Quelles en seront les conséquences pour les justiciables ?
L’injonction de payer est un acte par lequel le juge ordonne à une personne de payer une somme d’argent. Elle n’implique généralement aucun débat, parce que le juge dispose de l’ensemble des pièces. La majeure partie des injonctions de payer au tribunal d’instance concerne des crédits à la consommation. Or, ce contentieux, caractéristique de l’office du juge d’instance, est éminemment complexe.
Grâce à l’action de certains juges d’instance, l’Union européenne a considéré qu’il fallait que le magistrat puisse soulever des arguments juridiques que le consommateur n’aurait pas pensé à soulever. L’objectif est de contribuer à rétablir l’équilibre dans les parties et d’assurer l’effectivité de la protection du consommateur telle qu’elle est prévue par la directive européenne relative aux contrats de crédit aux consommateurs.
Dans ces conditions, s’il doit y avoir une juridiction nationale (plutôt que 700 tribunaux d’instance) pour traiter ce type de contentieux, alors il faudra que des garanties soient apportées sur la pérennité et la suffisance des moyens en personnels. À défaut, submergés par le flux, les magistrats affectés n’auront plus les moyens de remplir leur rôle et l’équilibre sera rompu, ce qui emportera des conséquences néfastes pour les justiciables.
Le projet semble par conséquent ignorer la mission de « juge de paix » du tribunal d’instance ?
Ce qui fait notre force, c’est cette proximité avec le justiciable. Celle qui nous permet d’exercer utilement notre mission de conciliation, chevillée à notre fonction. Il ne faut pas sombrer dans l’idéalisme, mais il faut assister à une audience d’instance pour comprendre que les enjeux dépassent bien souvent ce que les gens annoncent. Concrètement, derrière un conflit autour d’un arbre qui fait de l’ombre aux rosiers, on découvre un conflit de voisinage plus ancien, souvenir d’un soir de fête où on n’a pas été invité, d’un regard de travers un autre jour… Faut-il balayer ce contentieux ? Non je ne le pense pas. Faut-il sortir tout un arsenal juridique ? Je ne le pense pas non plus.
Alors nous écoutons les parties et puis nous abordons ce pour quoi nous avons été saisis et nous essayons de faire parvenir les parties à une solution. À défaut un jugement tranchant cette question sera rendu. Probablement qu’une partie sera condamnée, mais on s’emploie à ce que celle-ci comprenne pourquoi elle l’a été et qu’elle quitte l’audience avec le sentiment d’avoir été entendue.
Avec la perspective d’un mode unique de saisine du tribunal, le réflexe du recours au juge sera-t-il toujours aussi évident ? Les gens accepteront-ils d’engager des frais d’huissier pour que leur cas soit évoqué ? Pas sûr… Pour autant, leur problème aura-t-il disparu ? Pas sûr non plus. Puisqu’il est question de justice de qualité : plutôt que de restreindre le nombre de dossiers qui viennent devant le juge, pourquoi ne pas augmenter le nombre de juges ?
Juge d’instance, c’est plus qu’un métier, c’est un sacerdoce ?
Peut-être pas, tout de même ! Mais c’est une fonction prenante. On ne devient jamais juge d’instance par hasard. Je le répète un peu trop souvent, mais pour être juge d’instance, il faut aimer les gens au moins autant qu’on aime le droit.