Simone Weil, la philosophe, dans son essai L’Enracinement, écrivait : « L’enracinement reste peut-être le besoin le plus important de l’âme humaine. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir. »
La décision prise par le Président Macron de faire reconnaître par la France les symboles européens définis par la déclaration 52 du traité de Lisbonne, et notamment le drapeau et l’hymne, est de ce point de vue très intéressante. L’Élysée la présente comme « un geste avant tout symbolique et politique ». Cette initiative, comme tout ce que fait l’homme que les Français ont élu, est ambivalente. D’une part, elle est logique de la part de celui qui, par surprise, est devenu le chef d’État ou de gouvernement européen le plus « européiste », alors qu’il dirige un pays qui a, à plusieurs reprises, montré sa réticence devant la construction européenne. Elle marque une volonté à contre-courant de la tendance populiste qui se développe en Europe centrale avec les votes autrichien et tchèque. Mais, d’autre part, elle peut étonner de la part d’un dirigeant qui privilégie l’économie et dont l’expérience la plus concrète a été celle des affaires. Macron, c’est le rêve politique de Minc, le libéral « de gauche », le chantre de la « mondialisation heureuse » et d’une Europe, « havre de paix », ouverte au monde. En fait, il n’y a pas de contradiction. Il y seulement une manœuvre un peu cynique. L’émotion qui étreint un patriote qui entend son hymne ou voit monter ses couleurs est une réalité humaine, un de ces « trésors du passé », de ces « pressentiments d’avenir » qu’évoquait Simone Weil. Les symboles européens n’ont pas de passé. Ce sont des constructions artificielles. C’est cette absence de racines qui les rend illégitimes et non, au contraire, ce qui pourrait les ancrer dans une tradition commune, comme la référence chrétienne des supposées « étoiles de Marie » sur le drapeau européen, que stupidement stigmatise Mélenchon.
Quelle politique Macron poursuit-il, que cette reconnaissance des symboles européens révèle autant qu’elle masque ? Il veut un monde selon lui efficace où les individus les plus performants, plus mobiles et, donc, plus libres dans des sociétés de plus en plus « liquides » assureront la meilleure croissance dans un cadre défini par des lois et des accords à l’abri de la déraison des peuples grâce à la collaboration de technocraties responsables. Dans un tel système, la technocratie européenne est au niveau, même s’il faut la réduire pour l’instant à l’« Euroland ». Dans ce contexte, il ne sera plus utile de sauvegarder une industrie française dépassée par la machine allemande. Comme dans toute fusion d’entreprises, il faudra veiller à la complémentarité. Le Brexit fournit l’occasion à la France d’être le partenaire de l’Allemagne pour les services et la finance. Comme un tel projet ne peut faire rêver qu’un banquier, il faut bien lui attribuer un supplément d’âme.
Pour le coup, l’arrangement de l’Ode à la joie de Beethoven qui a été retenu pour devenir l’hymne européen soulève quelques questions. Il s’agit de la composition d’un musicien allemand (Beethoven) sur le texte d’un poète allemand (Schiller). Etant donné le poids de l’Allemagne dans l’Europe de Macron, on ne peut que s’inquiéter. Les paroles n’ont pas été retenues : elles auraient été ridicules pour les uns, odieuses pour les autres. « Le chérubin se tient devant Dieu », « ce baiser au monde entier », « tous les hommes deviennent frères » ne peut que faire sourire les gens sérieux ou agacer les « laïcards » enragés. La première phrase d’une traduction française envisagée : « Étincelle, Ô joie divine jaillie de l’Elysium » aurait pu être comprise comme une célébration du génie de l’Élysée.
« La Marseillaise » date du XVIIIe, mais elle conserve la dimension tragique de l’Histoire. L’Ode à la joie date de la même époque, mais c’est plutôt « l’embarquement pour Cythère », en contradiction totale avec l’âpreté du monde actuel auquel l’Europe aurait tort de faire les yeux doux. Il ne faut pas se laisser mener en bateau.