L’incroyable histoire du gang des voleurs de carbone
Une trentaine de prévenus, dont beaucoup de Marseillais, sont jugés à Paris à partir d’aujourd’hui pour « le casse du siècle. L’État a chiffré le préjudice à 385 millions d’euros. Un braquage au culot. Un très imaginatif hold-up à la TVA
Une drôle d’idée. Une idée audacieuse pour les uns, une idée géniale pour les autres. On a même parlé de « casse du siècle », de coup de Jarnac, d’entourloupe de génie. Un coup à la Spaggiari. Signé. Siglé. « Sans haine ni arme ni violence ». De quoi rendre jaloux les emblématiques réalisateurs d’Ocean’s Eleven. Comme l’a glissé l’un des mis en cause dans un aveu grinçant à ses juges, « c’est un peu comme si on avait laissé une Ferrari en marche, avec les clés sur le contact, en plein Belleville ». La belle excuse absolutoire.
Oui, mais cela, c’était le volet parisien. Car le volet marseillais, c’est autre chose. Mieux ou pis, selon que l’on s’assoit d’un côté ou de l’autre de la chaise de la morale. Une manière de record: 385 millions d’euros volés au nez et à la barbe de l’État entre le printemps 2008 et l’hiver 2009. Un braquage à la taxe carbone. Ou l’incroyable histoire des voleurs d’ozone. Les Marseillais seraient-ils plus forts que les autres? Un dossier typiquement phocéen, initialement instruit par le juge Charles Duchaine qui aurait dû être jugé ici, à Marseille, si le parquet national financier, curieux, forcément trop curieux, ne s’en était saisi. Les Marseillais plus roués que la concurrence? Vaste question qui va tarauder pendant huit semaines les juges du tribunal correctionnel de Paris. Le procès s’ouvre aujourd’hui et ils seront une trentaine à la barre.Parmi eux, deux Marseillais qui comparaissent détenus, une demi-douzaine de suspects en cavale, les autres sont libres. Libres comme l’air. Pardon, comme l’air vicié de la TVA au carbone volée…
Un pacte de convoitise
Mauvais coup, coup tordu, pacte de convoitise. Force est hélas de constater que la fable a pris, au fil des investigations, des accents de vérité judiciaire.
Dans ce vaste procès de fraude à la taxe carbone qui compte trois volets, les têtes pensantes, les vilains chefs d’orchestre, sont donc natifs de notre belle cité. « Depuis la mise en oeuvre du protocole de Kyoto sur l’environnement le 16 février 2005, explique le bâtonnier de Marseille Erick Campana, un des avocats à la procédure, la fraude consistait à acheter hors taxes sur la bourse européenne des droits à polluer que certaines entreprises n’avaient pas utilisés, puis à les revendre en France toutes taxes comprises sur le marché du carbone ».
Les fraudeurs créaient des sociétés bidons, se faisaient agréer comme « traders » auprès de cette bourse. Les sociétés étaient dirigées par des hommes de paille et se gardaient bien entendu de reverser la TVA de 19,6% à l’administration fiscale. « Ils renouvelaient ensuite l’opération autant de fois qu’ils le souhaitaient », précise Me Campana.
Le caractère immatériel du CO2 et l’immédiateté des transactions leur permettaient de gagner beaucoup et vite, avant de disparaître, le plus souvent en Israël.
Une prime à l’inventivité ?
En l’espace de huit mois, une équipe de Marseillais serait ainsi parvenue, via ces sociétés chimériques en forme de coquilles vides, via des comptes exotiques, à engranger des millions d’euros. Ce n’est qu’en juin 2009, maintes fois alerté par Tracfin, le gendarme antiblanchiment de Bercy, que la France a mis fin à l’arnaque en supprimant purement et simplement la TVA sur ces transactions, tuant du même coup la poule aux oeufs d’or.
Le dossier de la taxe carbone n’est pas que l’histoire d’un manque à gagner pour l’État. Il est aussi criblé – c’est le cas de le dire – de quatre assassinats survenus en région parisienne qui gravitent en marge du volet parisien, et seraient directement liés aux convoitises suscitées par le butin de ce nouveau « casse du siècle ».
L’argent du trafic était ensuite expédié dans des banques à Hong Kong, retiré en espèces ou investi dans l’immobilier à Los Angeles.
Certains des mis en cause auraient ainsi réalisé des profits considérables. Parmi les saisies, un compte crédité de 7 millions d’euros, un appartement d’une valeur de 5,5 millions d’euros, un yacht de luxe, une Mercedes Mc Laren SLR et une dizaine de montres de prix. Où s’est évanoui le reste ? Les hommes de la douane judiciaire ont cherché, tels des chiens renifleurs, ceux dont le train de vie ne correspondait pas vraiment avec les affaires faites et se disent sûrs de les coincer un jour ou l’autre.
Car certains se cachent toujours. À défaut d’une prime à la cavale, on devrait quand même inventer une prime à l’inventivité, réservée au club très fermé des génies du crime.
Les précédents
De tels montages ne sont pas nouveaux, mais on les retrouvait essentiellement jusque-là, au cours de ces vingt dernières années, dans l’univers frauduleux de la téléphonie, du commerce de la chaussure de sport ou des encarts publicitaires.
Plusieurs de ces affaires ont d’ailleurs été jugées à Marseille, dont une qui mettait déjà en cause Christiane Melgrani, qui lui a valu 3 ans de prison ferme et 30 000 € d’amende en 2014, avec des sociétés taxis, des prête-noms et des sommes décaissées en liquide.
Combine, mode d’emploi
Pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre, les États ont fixé des limites aux entreprises les plus polluantes avec un plafond annuel de rejets de CO2. Si, par extraordinaire, elles dépassent les quotas qui leur sont imposés, les sociétés en question ont l’obligation d’acheter des « droits à polluer ». Si, a contrario, elles n’utilisent pas tous leurs droits, elles peuvent les revendre. Pour ce faire, une bourse du carbone, baptisée « Blue Next », règle alors la TVA à 19,6%. L’arnaque à la TVA consiste précisément à acquérir, comme pour un bien à l’étranger, ces droits hors taxes, puis à les revendre, taxes comprises cette fois, en faisant mine d’omettre de reverser la TVA dans les caisses de l’État.
Le Trésor public est ainsi lésé, et avec lui le contribuable français, chacun apportant sa pierre à l’édifice fiscal. Les fraudeurs présumés sont poursuivis pour avoir appliqué cette martingale aux tonnes de dioxyde de carbone (CO2) qui s’échangent depuis 2005 dans l’Union européenne. Au total et sur l’ensemble des volets parisiens et marseillais, ce « carrousel de TVA » aurait coûté, entre 2007 et 2009, 1,6 milliard d’euros à la France et plus de 6 milliards à l’Union européenne. Sans la vigilance de Tracfin, la cellule antiblanchiment de Bercy, l’affaire n’aurait peut-être jamais été mise au jour et les fraudeurs couleraient sans doute des jours heureux dans quelque paradis fiscal.
Des écoutes téléphoniques particulièrement croustillantes
Les écoutes téléphoniques versées au dossier sont éloquentes. Elles illustrent un dossier violent, où défis, pressions et règlements de comptes entre les protagonistes sont légion. Et l’on a souvent l’impression de se retrouver dans un climat proche de celui des affaires de stups ou de grand banditisme. En témoigne cette interception téléphonique versée au dossier marseillais par la douane judiciaire: « Il fait flipper, lui. Il te donne un rendez-vous, il t’en donne pas deux. Il n’y a même pas la chance au grattage. Il est dangereux », ou encore le recours à des mots de passe, langage codé oblige, tels que « On vient pour Tel-Aviv », sésame obligé entre gens introduits dans cet univers chimérique de la taxe carbone.
Les écoutes sont également hérissées de propos menaçants. Ici, il est question d’une femme « qui vient avec une sale gueule ». Là, un autre explique au téléphone qu’un troisième homme « a été très menaçant en disant qu’il y avait des gens quicassaient des jambes, qui étaient en bas de chez moi, qui attendaient ». Et l’autre de répondre : « J’ai dit : je vais appeler la police, comme ça je vais vous mettre au pas ! »
Quand Gad Chetrit est en colère, il se fait direct envers un complice présumé, en déclarant que l’autre l’a volé, que son heure a sonné et qu’un de ses amis veut « l’allumer à coups de batte de base-ball dans la tête ». Plus tard, il prétendra à son tour « ne plus pouvoir faire de déclarations à partir de ce jour, car (il a) reçu des menaces de mort très sérieuses en France et en Israël, sur sa femme, ses enfants et lui-même ». Quand les douaniers évoquent le nom de Christiane Melgrani, un des interrogés se couche : « Moi, je lui ai jamais causé d’ennuis, donc je sais pas (…) Tout le monde sait que c’est une personne dont il vaut mieux être l’ami ».
Quand le même Gad Chetrit est interpellé à Monaco le 1er avril 2016, Christiane Melgrani monte le ton au téléphone : « Je lui ai dit : « Tu as une fiche de recherche à Monaco, putain ! J’ai la fiche en main, n’y va pas ! C’est un condé qui l’a amenée ». Jouirait-elle de quelques informateurs dans la grande Maison Police ? La justice s’est posé la question. Christiane Melgrani aurait tout fait pour rester dans l’ombre et pour tirer discrètement les ficelles. Mais à quelques jours de son interpellation, elle comprend et explose : « Ces enculés de juges, ils lâchent pas le morceau ! » Aussi quand L’Express publie son nom, dans un article consacré aux braqueurs du fisc, Gad Chetrit l’alerte : « Il y a ton nom, mais bon, ils ont mis une ligne, hein ! » La « marraine » bondit : « Ouais, mais c’est une ligne de trop, bande d’enculés… Je fais tout pour rester secrète, moi… C’est raté ». À défaut de l’appeler la « marraine », ils auraient dû la rebaptiser « Cassandre ».
Le « clan des Marseillais » en rangs serrés sur le banc
Ils détiennent les « rôles titres » dans le casting judiciaire. Galerie de portraits.
Christiane Melgrani, la « marraine » du Panier
On croise dans le dossier de vieilles connaissances du monde judiciaire. Avec, comme il se doit, des noms fleuris. Ou plutôt des surnoms. Comme cette femme de 59 ans, Christiane Melgrani, prof de maths de formation, une Corse native de Marseille, au casier judiciaire long comme un inventaire à la Prévert, qui a hérité du sobriquet de « marraine du Panier », principalement en raison de sa forte personnalité, de son entregent et de ses colères homériques qui en feraient un « parrain » au féminin. Elle aurait participé à la création des sociétés Énergie Groupe et RIDC et les aurait mises à disposition de ses complices. Les juges la désignent comme « l’une des actrices principales de l’escroquerie à la TVA ». Elle a effectivement été condamnée quatre fois, notamment pour association de malfaiteurs, infraction à la législation sur les stups, escroquerie en bande organisée, interdiction de gérer et blanchiment aggravé. En récidive légale, elle encourt 20 ans de prison. Elle comparaîtra détenue. Pour son avocat, Me Pierre Bruno, « elle a été dépassée par l’ampleur de la fraude ».
Arie goueta, l’avocat
Avocat pénaliste marseillais, qui jouissait jusque-là d’une belle clientèle, Me Arié Goueta, 39 ans, a été mis en examen, puis écroué un mois et demi, avant d’être libéré et autorisé à continuer à exercer. D’après les juges, il serait intervenu « à chacune des étapes de la commission des escroqueries, que ce soit lors de la phase test de ces escroqueries, lors de la réalisation de celles-ci ou encore lors du blanchiment des produits des fonds générées par celles-ci. » Il aurait pour cela voyagé en Suisse, au Luxembourg et aux États-Unis dès 2010. Il est intervenu la même année pour la création de structures américaines ayant servi au blanchiment, notamment en plaçant un de ses proches comme prête-nom des sociétés off-shore. Selon les juges, il a « croqué » sur tout le monde, a apporté son concours à Christiane Melgrani et a bénéficié de ses fonds. Un rôle actif qu’il conteste avec force. Il s’est dit « manipulé ». Son avocat assure même qu’il fera sans peine la démonstration de son innocence. Arié Goueta sera défendu par Me Dominique Mattei.
Gad Chetrit l’autodidacte
Il a été arrêté à Monaco où il menait grand train: appartement luxueux, tableaux de maîtres et montres de marque à gogo. Petit clin d’oeil de l’histoire: les douaniers lui ont même attribué un bateau de prix, le « Black and White » qu’ils ont voulu saisir. Pas de chance: le navire avait été vendu quelques jours plus tôt. Gad Chetrit est un autodidacte, « un cerveau qui tourne en permanence », dit-on de bonne source, en dépit d’études arrêtées très tôt. Il comparaîtra lui aussi détenu. Il parlait anglais couramment. Il a été condamné en 2000, 2002 et 2006, notamment pour fraude fiscale. Gad Chetrit a rapatrié en France 37 millions d’euros sur les 80 millions engrangés, mais cela n’a pas suffi à convaincre ses juges de le libérer avant le procès. Il sera défendu par le bâtonnier Erick Campana.
Denis Trossero