VIDÉOS. Le nouveau tribunal de Paris accueille ses premières audiences ce lundi. Visite d’un lieu de justice qui casse les codes et invente de nouveaux symboles.
PAR LAURENCE NEUER
De la place de l’Étoile, du périphérique ou de la proche banlieue, sa silhouette en forme d’escalier ne passe plus inaperçue. Après quatre ans de travaux, le nouveau gratte-ciel du quartier Clichy-Batignolles hébergeant le « tribunal de Paris », emblème de la justice du XXIe siècle, a atteint ses 38 étages et ses 160 mètres de hauteur. Lundi 16 avril, les premières audiences civiles donneront vie à ces lieux flambant neufs, mais les cartons continuent de monter dans les étages, répartissant leurs dossiers dans les bureaux haut perchés des quelque 500 magistrats et 1 300 fonctionnaires du tribunal de grande instance (TGI) de l’île de la Cité.
Ceux qui quittent des bureaux sombres ou sans fenêtre de l’ancien palais seront sans doute gagnés par un sentiment d’apesanteur. C’est toute la capitale et sa lumière naturelle qui s’offrent à leurs yeux dans ce quartier du 17e nord. Loin du Paris historique et d’une tradition judiciaire multiséculaire, mais au cœur du futur Grand Paris. C’est ici, dans cette zone périurbaine en plein réaménagement, que les vingt tribunaux d’instance de la capitale, le tribunal de police et le tribunal pour enfants poseront progressivement leurs valises. Reliés par un tunnel au futur siège ultramoderne de la police judiciaire, qui, elle aussi, s’émancipe du mythique « 36 ».
Une justice lisible et apaisée
Avec ses parallélépipèdes empilés en taille de guêpe (c’est-à-dire séparés par des sortes de pilotis), le bâtiment conçu par Renzo Piano Building Workshop « ne ressemble à rien de ce que l’on connaît déjà en termes d’architecture contemporaine », écrit l’ancien magistrat et historien de la justice Étienne Madranges. Il est même un exploit architectural ! « Nous avons conçu, entre ces trois blocs cloisonnés et étanches, des jardins et des espaces récréatifs réservés aux professionnels pour que les personnes puissent se rencontrer, se détendre », précise Bernard Plattner, l’architecte responsable du projet. Mariant la « verticalité de l’obéissance à la loi » et « l’horizontalité de la civilité », « cette nouvelle symbolique carrée (associée à la terre) relève l’homme et ne l’écrase plus ». Elle réalise l’équilibre du « lien indissoluble entre la loi qui parle et le vivre ensemble », analyse Antoine Garapon dans le « rapport symbolique sur le tribunal de Paris ».
Rompant avec les murs épais et les longs couloirs labyrinthiques de l’ancien Palais de Justice, symbole d’une justice régalienne intimidante, voire écrasante, la lumière naturelle provenant des vastes parois vitrées et des hublots des terrasses exprime une justice apaisée et lisible dès son abord. « L’ancien Palais, c’est l’État en majesté, le nouveau tribunal, c’est la démocratie ouverte sur la cité », relève Denis Salas, président de l’Aassociation française pour l’histoire de la Justice. Ici, pas de colonnes à la manière des temples grecs, pas de marches à gravir pour franchir l’espace judiciaire ainsi désacralisé. « La salle des pas perdus est dans le prolongement de l’extérieur, au même niveau, sans aucune coupure », note Bernard Plattner. Avec ses 5 000 mètres carrés et ses 26 mètres de hauteur, ses multiples points d’accueil et tablettes d’orientation, cette zone publique dénommée « le socle » invite à la sérénité. Tout a été conçu pour que justiciables et avocats se dirigent aisément vers les 89 salles d’audience sonorisées, dont certaines sont dotées d’écrans vidéo et de tablettes tactiles pour moduler notamment l’intensité lumineuse. Respect et solennité riment avec légèreté et fluidité dans ce qu’il est désormais convenu d’appeler le « tribunal de Paris ».
« U n vocabulaire universel pour parler au monde »
« Une nouvelle histoire juridique et judiciaire va s’écrire dans ce nouveau lieu », prédit Étienne Madranges. Et elle emploiera une nouvelle grammaire symbolique. Il faut en effet « un vocabulaire universel pour prétendre parler au monde, et non plus seulement à ses concitoyens », assure Antoine Garapon. « Le tribunal de Paris est à la fois celui de la capitale, mais aussi celui d’une province, d’un monde qui n’a pas de centre ». Bref, une tour de Babel où tout le monde pourrait se comprendre. « Paris a toujours été une ville cosmopolite : le territoire dans lequel doit s’inscrire le nouveau tribunal n’est donc pas un territoire fermé sur lui-même, mais un espace politique ouvert. N’oublions pas que beaucoup d’étrangers vont entrer dans ce bâtiment : quelle place leur sera reconnue ? Comment inscrire symboliquement ce nouvel espace global ? L’architecture doit manifester cette présence de Paris dans le monde, son statut de ville globale », détaille le secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la justice.
Et cela se ressent dans les salles d’audience, quelquefois plus larges que profondes. « Ces salles, qui ont été pensées pour ajouter de la convivialité au cérémonial, sont un écrin de bois dans lequel flotte un ensemble de mobilier blanc, ce même blanc qui uniformément recouvre les bancs du public, les tablettes des avocats et la table du tribunal. » Au bois de chêne, « qui jaunit en vieillissant », l’architecte a préféré le bois de hêtre, « plus doux », dont l’atout fonctionnel est de « contrôler l’acoustique », détaille Bernard Plattner. « En entrant dans la salle, on est saisi à la fois par la qualité du silence, à l’intérieur duquel chaque parole du juge et des avocats se détache parfaitement », fait observer Denis Salas en sortant de l’audience ce lundi 16 avril. La pureté chromatique du mobilier symbolise aussi une justice transparente, en écho à celle des jugements qu’Internet mettra à disposition de tous grâce à l’open data judiciaire.
L’austérité a, elle aussi, été reléguée aux oubliettes. La justice se rapproche des avocats et des citoyens, dans un rapport d’égalité, d’ouverture, voire d’exposition, comme en témoignent les tables rondes dans les salles d’audience civile, symbolisant l’idée d’une justice distribuée. « Le siège n’est plus seulement un attribut du pouvoir, il est partagé avec les justiciables », écrit Antoine Garapon.
Tribunal Lumière
Mais la convivialité s’arrête là où commencent le travail et l’œuvre de justice. À distance de l’agitation, situés dans la tour dite de « grande hauteur », les bureaux et les espaces réservés aux magistrats et aux fonctionnaires de justice bénéficient d’une vue imprenable sur Paris. Ils sont tous dotés de fenêtres « pour éviter la peur du vide. Travailler au-dessus des nuages est très valorisant pour les magistrats », dit Bernard Plattner.Restent les sujets qui fâchent, notamment le bannissement des symboles ayant jalonné l’histoire de la justice. Un consensus s’est finalement établi sur la présence, dans les salles d’audience, d’une discrète balance, symbolisant l’équité, l’impartialité et la mesure. « Elle est positionnée face au public et placée sur la gauche, et non pas au centre du mur, pour éviter l’assimilation à un crucifix », explique Bernard Plattner.
En lieu et place du glaive, du bandeau et de la main de justice, des citations inscrites sur les murs livrent leurs messages universels, comme celle, signée de Pierre Drai, ancien premier président de la Cour de cassation, qui énonce : « Juger, c’est aimer, écouter, essayer de comprendre et vouloir décider. » C’est cela, le défi qui attend le Tribunal Lumière.