Le chauffage est au maximum et la musique au minimum, tout juste audible. Dans sa camionnette blanche, Nicole attend, garée rue Saint-Jean-de-Dieu, une artère sans habitation de zone industrielle de Gerland. Brésilienne affable de quarante ans, elle est là depuis quatre ans, quatre ou cinq jours par semaine.
Les choses ont bien changé depuis le jour où une hernie discale l’a empêché de continuer son emploi mal payé dans le nettoyage, ce qui l’a amené sur le trottoir.
« Les clients ont peur »
Depuis la loi de pénalisation du client d’avril 2016, Nicole nous raconte que « les clients ont peur ». Une menace d’amende qu’elle n’a pourtant jamais vu appliquer, assure-t-elle. Les clients craintifs se font donc plus rares, mais ce sont surtout les répressions policières qui lui sont le plus nuisibles au quotidien. Les rondes qui, souvent, suffisent, dit-elle, à faire fuir le client ; mais surtout les PV pour non-respect de l’arrêté municipal qui interdit le stationnement des camionnettes.
Depuis dix ans, c’est le moyen trouvé par la municipalité lyonnaise, pour éloigner toujours plus loin la prostitution pas vraiment du goût des entreprises riveraines, selon le discours tenu par la mairie. En vain, car les prostituées préfèrent payer plutôt que de s’en aller. « Pour aller où ? ».
Quatre fois, en quatre ans également, son camion s’est retrouvé à la fourrière et elle a dû payer 135 euros pour le récupérer. Elle raconte essayer de se garer loin des bureaux ou des maisons, mais « la police attaque partout, si c’est pas ici, c’est là ».
Nicole a essayé de quitter Lyon plusieurs fois pour se garer le long des routes nationales. Mais « les clients ne connaissent pas », personne n’est venu.
Pour l’instant, à Gerland, la situation reste donc rentable pour cette femme qui ne travaille qu’en journée et rentre tous les soirs à Vénissieux retrouver ses trois enfants. Elle parvient à faire entre six et douze passes par jours pour lesquelles elle demande 30 euros ou 40 euros.
Et ses clients sont « tranquilles », alors « ça va », mais elle espère quand même quitter son camion et la prostitution « dans un an » avant que cela ne devienne vraiment trop dur.
Parquet, préfecture, police : personne n’applique la loi de pénalisation des clients à Lyon
Que prévoit la loi du 13 Avril 2016 ?
La loi prévoit une amende pour le client pouvant aller jusqu’à 1500 euros et 3750 euros en cas de récidive. Le texte comporte également un volet social avec la création de « Commission départementale de lutte contre la prostitution, le proxénétisme et la traite des êtres humaines », présidée par le préfet du département ou son représentant, où siégeront également des représentants d’associations agrées, un médecin, un représentant de la police judiciaire. Elle est censée se réunir une fois par an au moins et discuter des dossiers candidats au « parcours de sortie de prostitution ».
Ce « parcours » permet notamment une aide de 330 euros par mois pour une personne sans enfant à charge et un titre de séjour de six mois les personnes étrangères en situation irrégulière. Pour Antoine Baudry de l’association Cabiria, cette mesure est irréaliste : « 330 euros pour vivre, c’est dérisoire, surtout si l’on prend en compte le fait que les personnes ne pouvant plus se prostituer durant cette période sont souvent sans qualification autre, ne parlent pas français. »
La commission départementale est également chargée d’organiser les stages de sensibilisation à l’intention pour les clients sanctionnés. Aujourd’hui près d’une quarantaine de départements ont mis en place une commission (dans la région : Ardèche, Isère et Haute Savoie).
Jusque-là, la loi du 13 Avril 2016, qui reprend la rhétorique abolitionniste et appelle les prostituées des « victimes de la prostitution » n’est pas appliquée à Lyon. Deux ans après son adoption définitive par les députés, « aucune procédure n’a été enregistrée, aucune infraction n’a été constatée », expose-t-on au parquet de Lyon.
Contacté par Rue89Lyon, le parquet de Lyon explique :
« Pour l’instant, aucune directive n’a été donnée dans ce sens à la police, contrairement au parquet de Narbonne. Classiquement, nous avons une approche de lutte contre le proxénétisme. »
Au parquet de Lyon, on assume « un certain attentisme » sur le sujet car d’autres questions sont jugées « davantage prioritaires comme les violences contre les policiers ou les pompiers ». Et d’ajouter :
« Sur la pénalisation des clients, c’est une politique pénale qui démarre. Il n’y a pas de directives nationales, ni de demande sociale. Et, par ailleurs, l’infraction n’est pas facilement constable. »
Selon le ministère de l’Intérieur cité par la revue « Sang froid » du printemps 2018, 2044 verbalisations de clients ont été dressées sur le plan national, depuis la mise en application de la loi et le 1er décembre dernier.
Pas de « parcours de sortie de la prostitution »
« Une loi prohibitionniste »
Lilian Mathieu, directeur de recherche au CNRS spécialiste de la sociologie et de l’histoire de la prostitution, revient sur les enjeux de loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées » dite « loi de pénalisation des clients » :
« Il y avait une volonté d’affichage sociétal de la part du gouvernement socialiste. Portée par Najat Vallaud-Belkacem, cette loi se voulait le contre-pied de la loi de sécurité intérieure de Nicolas Sarkozy de 2003où le racolage était pénalisée. Dans la loi de 2016, les prostituées sont considérées comme des victimes, le PV ce sera pour le client. Or, que l’on attaque l’offre (les prostituées) ou la demande (les clients), on s’attaque à la relation et c’est la prostitution qui est pénalisée.
C’est une loi prohibitionniste dans la continuité de la loi sur le racolage : les prostituées ont été chassées des centres-villes vers les périphéries. Elles y restent. Avec la loi de pénalisation des clients, elles ne sont pas revenues dans les centres-villes. Les objectifs sont les mêmes qu’avec la loi de 2003 : il faut se débarrasser des prostituées du territoire local et du territoire national, avec une petite concession humaniste. Dans la loi de 2016, on leur donne un titre de séjour de six mois en cas de sortie de la prostitution ».
Aucune amende ni aucune commission départementale de lutte contre la prostitution, censée aider financièrement des personnes souhaitant quitter la prostitution.
Environ une quarantaine de départements a pourtant déjà commencé à appliquer la loi dans son volet « social ». Pourquoi le Rhône traine-t-il ?
Joint au téléphone, le Mouvement du Nid rappelle que le préfet actuel était précédemment en poste en Provence Alpes Côte d’Azur, où une commissionavait été mise une place à son initiative en octobre 2016, qui avait cependant vite été effrayée par l’ampleur du problème, et les difficultés à réaliser cet aspect de la loi :
« Aucun dossier n’a été accepté, car toutes les personnes demandeuses étaient surtout des Nigérianes sans-papier, qu’il fallait donc régulariser, le préfet a eu peur d’accepter une seule demande de la sorte et de se retrouver submergé par beaucoup d’autres ».
Contactée par Rue89Lyon, la préfecture du Rhône n’a pas fourni d’explication sur l’absence de cette commission.
« La prostitution ne baisse pas, elle change juste de lieux »
Antoine Baudry est salarié de l’association Cabiria (association d’ »action de santé communautaire avec les personnes prostituées à Lyon » – opposée à la loi). Il constate les effets de la loi de pénalisation.
D’abord il y a, selon lui, le tarissement de la clientèle, notamment à Gerland :
« On le voit souvent, comme par exemple le vendredi 12 janvier Allée Pierre de Coubertin, habituellement, il y a plein de voitures qui passent, là c’était désert ».
Le nombre de prostituées lui, a pourtant à peine baissé, l’association Cabiria a ainsi recensé dans sa file active « 1500 personnes en 2016 et 1400 en 2017 », chiffre après lequel Antoine Baudry ajoute vite :
« La prostitution ne baisse pas, elle se déplace simplement, vers la Suisse, vers Internet, vers les routes de campagne ».
Daniel Mellier, du Mouvement du Nid (association abolitionniste favorable à la loi), va dans le même sens :
« Avant même que cette loi soit votée, elle a été médiatisée et a eu un impact. Son premier effet a été un mouvement de crainte des clients, puis le mécontentement des personnes prostituées car il y avait moins de fréquentations et une baisse des revenus. »
Jérôme Bénozillo, « le capotier », qui fournit une grande partie des prostituées de Gerland en préservatifs, est plus mesuré sur cet effet médiatique de la loi mis en avant par les associations :
« Dans les six mois qui ont suivi l’adoption de la loi, j’ai effectivement constaté moins de clients. Mais ensuite, la fréquentation est repartie comme avant. Sur un an, le nombre de passes n’a beaucoup baissé. »
Une passe à 10 euros et des rapports sexuels non-protégés
Si la loi n’est donc pas appliquée, ses effets se font pourtant déjà sentir sur le terrain et prennent la forme d’une précarisation des conditions de prostitution. Tout le monde est d’accord sur cet aspect.
Daniel Mellier, du Mouvement du Nid :
« Il y a la tentation de baisser les exigences des prestations du côté des clients. »
En d’autres termes, les clients demandent de plus en plus de rapports sexuels non-protégés.
Jérôme Bénozillo, « le capotier » :
« Un client sur deux demanderait un rapport non-protégé, me disent les prostituées. Auparavant, les clients ne le demandaient que de temps en temps. »
Antoine Baudry de Cabiria voit, lui, des prostituées qui « commencent à accepter des rapports sans préservatifs pour garder des clients ».
Dans ses tournées, il voit aussi, de plus en plus de marcheuses, « un tiers des prostituées environ », comme l’on trouve derrière le camion de Nicole toujours plus loin rue Saint-Jean-de-Dieu, quand celle-ci coupe la rue du Professeur Bernard.
Avec la baisse des clients consécutive à l’adoption de la loi, les prix pratiqués ont baissé à, en moyenne, 40 euros l’amour et 20 euros la fellation. Et les prix n’ont pas remonté.
Accompagnée de deux amies, Joyce, 20 ans, guinéenne arrivée en Europe il y a deux ans, attend debout dans ce no man’s land entre chemin de fer et terrains vagues. En collant fin et sweat, en plein hiver, elle vient ici tous les après-midi depuis le mois dernier et attend, souvent longtemps. C’est pour elle en moyenne un client par jour, auquel elle demande 20 euros, acceptant 10 euros parfois. Elle ne parle pas français et vient d’arriver là, quand on lui parle pénalisation du client celle-ci assure qu’elle n’était même pas au courant.
Pour les prostituées, c’est la double peine
Au quotidien c’est la double peine pour les prostituées : des clients qui seraient moins nombreux, ou, en tout cas, qui ont plus de pouvoir pour imposer le tarif et le rapport, et des PV qui tombent régulièrement.
A Gerland, le principal problème pour les prostituées reste en définitive l’application des arrêtés municipaux anti-camionnettes.
Les interventions des polices (municipales ou nationales) sont habituelles. Quand la police passe, les rues sont vidées des camionnettes… qui se réinstallent quelques heures, ou quelques jours, ou semaines plus tard.
On compte toutefois moins de camionnettes. Selon Jérôme Bénozillo, « le capotier », il y a toujours une centaine de camionnettes mais la répression est plus forte car il est notamment plus difficile de sortir les véhicules de la fourrière : il faut désormais que ce soit le ou la propriétaire en personne qui se déplace pour aller chercher le véhicule.
Le Progrès publiait le chiffre de 1120 verbalisations entre janvier et juin 2017 pour le 7e arrondissement.
Rue Saint-Jean-de-Dieu, une prostituée occasionnelle, assistance de vie la journée, nous a avancé le chiffre de « 28 000 euros », somme des PV de 35 euros qu’elle affirme avoir dû payer depuis 2008. Un chiffre difficilement vérifiable.
Antoine Baudry de Cabiria dénonce une politique locale schizophrène :
« Si on considère que les prostituées sont des victimes, il faut aller jusqu’au bout et enlever les arrêtés municipaux anti-camionnette ».
A la campagne, cela devient de plus en plus difficile pour les prostituées en camionnette. Les municipalités suivent l’exemple lyonnais, selon Jérôme Bénozillo, « le capotier » :
« Dans l’Ain, ou Isère, vers Rives, les municipalités ont pris des arrêtés municipaux anti-camionnettes. En Isère, par exemple, ont été installés des panneaux « interdiction de circuler sauf véhicules agricoles ». Dans ces coins-là, les prostituées ont été chassées par la gendarmerie. »
Certaines prostituées essaient alors de se poser dans d’autres quartiers périphériques de l’agglomération lyonnaise, comme à Vénissieux ou, dernièrement, à Saint-Fons où une quinzaine de camionnettes se sont installées rue Jules-Guesde, le long de la voie ferrée.