Prostitution : enquête sur les nouveaux visages du proxénétisme en France
Alors que le « proxénétisme des cités » est en plein essor, l’infiltration de confraternités étudiantes nigérianes par des proxénètes émerge aussi en France.
Par Stéphane Sellami
Elles s’appellent Marion, Sarah, Rebecca, Océane ou Alexia. Elles ont grandi de l’autre côté du périphérique. À peine ou pas encore majeures, elles ont quitté le domicile de leurs parents et déserté les bancs de l’école. Elles ont décidé ou ont été contraintes de vendre leur corps en échange de quelques dizaines d’euros que veulent bien leur concéder des souteneurs d’un genre nouveau. Elles incarnent cette nouvelle forme de traite des êtres humains que policiers et magistrats désignent sous le vocable de « proxénétisme des cités » ou bien encore « néo-proxénétisme ».
Apparu au détour des années 2014-2015, il ne cesse de se répandre. Tombées entre les mains de « seconds couteaux » des cités – de jeunes hommes connus pour des faits de délinquance de moyenne intensité –, ces jeunes filles enchaînent les passes dans des hôtels de seconde zone ou des appartements loués via Airbnb.
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« L’effet Zahia »
Beaucoup ont été attirées par l’écho médiatique autour de Zahia Dehar, cette ancienne prostituée qui a connu une soudaine notoriété après avoir eu des relations « tarifées » avec des footballeurs français. « On a appelé ça “l’effet Zahia”, insiste le commissaire Jean-Marc Droguet, patron de l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH). D’ailleurs, ces filles ne se considèrent pas comme des prostituées, mais comme des escorts à l’image de Zahia Dehar. C’est le terme qu’elles emploient et elles y tiennent ! »
À la tête de ce service qui démantèle, chaque année, plusieurs dizaines de réseaux de proxénétisme de tout type, ce haut fonctionnaire a vu émerger la « prostitution de cité » en 2015. « Au départ, c’était une prostitution d’opportunité, rappelle-t-il. L’idée était qu’il fallait faire de l’argent le plus rapidement possible. À l’époque, ce type de proxénétisme est resté sous les radars, car il était peu répandu. Mais aujourd’hui, on constate l’apparition de réseaux structurés. » « Il y avait là un champ inexploité en matière de criminalité, souligne Jean-Marc Droguet. Le proxénétisme des cités s’est rapidement répandu, car il ne requiert aucun investissement de départ. Les filles sont faciles à recruter. Il s’agit souvent des petites amies du moment ou de connaissances. Les réseaux sociaux facilitent aussi les approches. Il faut garder à l’esprit que ces filles sont des proies faciles. »
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La cyberprostitution en plein essor
La loi sur la pénalisation des clients adoptée en avril 2016 est-elle à l’origine du proxénétisme des cités ? « Ce n’est sans doute pas la cause, mais cette loi a favorisé le développement de la prostitution sur Internet avec des tarifs équivalant à ceux pratiqués dans la rue », estime le commissaire Jean-Paul Mégret, patron de la brigade de répression du proxénétisme (BRP) au sein de la police judiciaire parisienne. « Cette loi n’a pas eu les effets escomptés, poursuit-il. Elle a surtout chassé les filles de la rue pour les faire passer dans des hôtels ou des appartements, et tout se passe désormais via la cyberprostitution. »
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Les prises de contact et de rendez-vous s’effectuent via des sites tels que Vivastreet – qui fait d’ailleurs actuellement l’objet d’une enquête judiciaire – ou Wannonce. Entre 30 000 et 35 000 prostituées sont recensées en France, dont 600 à Paris et ses environs. Près de 25 000 d’entre elles se livrent à une prostitution dite « hôtelière ». Les 10 000 restantes exercent dans la rue. En revanche, impossible aujourd’hui de déterminer combien de jeunes filles sont tombées entre les mains de jeunes proxénètes issus des mêmes cités qu’elles. En 2016, les policiers de la BRP ont eu à gérer dix dossiers de proxénétisme des cités, puis quatorze, un an plus tard. Depuis le début de cette année, « l’activité a explosé », confie un policier de ce service spécialisé.
Même constat alarmant du côté de l’OCRTEH : en 2016, quarante-six dossiers avaient été traités ; quatre-vingt-sept l’ont été en 2017. L’argent glané par ce commerce des corps est aussi vite dépensé qu’il est obtenu. Ces nouveaux « souteneurs » ne sont pas du genre à investir : ils dilapident leurs gains dans l’achat de produits de luxe, les restaurants, les locations de voitures de grosse cylindrée ou la consommation de drogue. Très peu d’argent est saisi lors du démantèlement de ces équipes.
Les confraternités étudiantes nigérianes prises en main par des proxénètes
Autre phénomène émergent : l’infiltration et la prise de contrôle de confraternités étudiantes nigérianes par des proxénètes de même nationalité. Dans une note confidentielle de la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) rédigée au mois de mai 2017, que Le Point a pu consulter, il est souligné que la « prostitution nigériane, présente en France depuis une vingtaine d’années et traditionnellement dirigée par d’anciennes prostituées, les “mamas”, connaît des évolutions sensibles en France, mais également en Europe ». Les auteurs de cette note révèlent que « les routes du trafic, partant du Nigeria pour gagner la Libye, point d’embarquement vers les rives italiennes, ont vu l’apparition de nouveaux groupes criminels, les confraternités ». « Porte d’entrée de l’Europe, l’Italie représente un obstacle pour les proxénètes qui voient certaines de leurs recrues bloquées de longs mois dans les centres de rétention à leur arrivée sur le territoire transalpin, souligne-t-on dans la même note. Le manque à gagner qui en résulte oblige les organisateurs à multiplier les passages de prostituées pour satisfaire la demande européenne. »
« Avant, ces filles étaient envoyées sur commande des patronnes des réseaux en Europe, précise encore Jean-Marc Droguet. On assiste désormais à des envois de masse. » Ces victimes – la plupart du temps mineures – sont ensuite contraintes à faire commerce de leur corps dans le bois de Vincennes à Paris, le long des « dark et light roads » (des allées sombres ou éclairées, NDLR). « En fonction de l’endroit où elles se trouvent, elles payent une taxe de rue qui n’est pas la même, détaille le commissaire Mégret. Nous sommes confrontés là à une traite des êtres humains particulièrement crue. Il en va de même pour certains réseaux sud-américains. »
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Au Nigeria, le « recrutement » de ces jeunes filles s’exerce désormais « bien au-delà des zones d’influence familiale ou clanique des proxénètes nigérians traditionnels », indique-t-on encore dans cette note de la DCPJ. Les rédacteurs révèlent également que les « confraternités, apparues à partir des années 1950, au sein des principales universités du Nigeria avaient pour objet initial de lutter contre le pouvoir colonisateur des Blancs et de permettre aux Noirs d’accéder aux études et à l’éducation ». Mais aujourd’hui, les membres de ces confraternités sont actifs dans la « quasi-totalité des thématiques de la criminalité organisée ».
Leur objectif est de s’implanter dans toutes les capitales européennes
Plus d’une centaine de ces confraternités agrégeant plusieurs milliers de membres ont ainsi été recensées. Répondant aux noms de Buccaneers, Mafia, Black Axe, Supreme Vikings Confraternity ou bien encore Supreme Eiye Confraternity (SEC), certaines d’entre elles ont développé leur emprise sur des filières de traite des êtres humains avec « l’objectif de s’implanter durablement dans les principaux pays d’Europe occidentale », et notamment l’Italie et l’Espagne.
En France, la confraternité la plus active semble être la Supreme Eiye Confraternity (SEC). « Dirigée par un chef autodésigné et répartie en subdivisions régionales, cette confraternité autoritaire est organisée de façon très hiérarchisée et fondée sur plusieurs niveaux de commandement, relate un haut fonctionnaire. Soumis à un endoctrinement et à un entraînement paramilitaire, le candidat retenu prête serment de loyauté, de confidentialité et d’allégeance au chef au cours d’une séance d’initiation appelée Flight [vol en anglais, NDLR]. » « Le but de ces confraternités est de s’implanter dans toutes les capitales d’Europe, confie le commissaire Droguet. Ils arborent des tenues spécifiques et des signes de reconnaissance distinctifs. Elles sont présentes en Europe depuis environ deux ans. Leurs membres ont également élaboré un langage codé qui a donné lieu à la création d’un lexique pour pouvoir les comprendre. » Ces structures criminelles masculines ont leur pendant féminin, à l’image des Authentic Sisters.
Des victimes sous l’emprise du « juju »
Dix membres de ce groupe ont été condamnés, au mois de mai dernier à Paris, à des peines allant jusqu’à dix ans de prison, assorties d’une interdiction définitive de séjourner sur le territoire français. Ces « mamas » ont été reconnues coupables d’avoir fait venir illégalement en France de jeunes Nigérianes, conditionnées après une séance mystique de type vaudou, le « juju », visant à annihiler toute forme d’autonomie et à s’assurer de leur obéissance. Certains membres de la SEC se sont mis en couple avec les « mamas » les plus influentes afin de gérer le recrutement des prostituées au Nigeria, l’organisation de leur transfert vers l’Europe, le rapatriement des gains issus de la prostitution au pays et la résolution des conflits, « grâce à l’autorité que leur confère leur appartenance » à ces confraternités. Deux réseaux de la SEC ont déjà été démantelés en France, fin 2016 et début 2017, par l’OCRTEH. « C’est une nouvelle génération de voyous qui a compris l’intérêt des confraternités pour se projeter plus facilement et discrètement en Europe, assure Jean-Marc Droguet. Ici, ils n’arborent aucun signe extérieur de richesse, bien au contraire. Tout l’argent collecté est renvoyé au Nigeria à destination des têtes de réseaux. »