Surdose : la face cachée des nuits parisiennes
Dans « Surdose », le journaliste Alexandre Kauffmann décrit le quotidien de la brigade qui enquête à Paris sur les morts par overdose. Triste et passionnant.
« Un homme est mort à deux rues de chez moi. » Surdose commence comme un roman policier. Mais le livre publié par Alexandre Kauffmann n’est pas un roman. Le journaliste a vécu pendant un an le quotidien de l’unité d’enquête Surdose, qui dépend de la brigade des stupéfiants de la police parisienne. Et ce qu’il a vu et raconte dans son livre dépasse la fiction.
L’homme retrouvé mort en décembre 2016 dans le quartier de Belleville se nomme, dans l’ouvrage, Christophe Crozier. Il est formateur en informatique. Il a succombé à une injection de méphédrone, une drogue prisée des homosexuels, apprend-on. La misère affective de cet homme dont le corps n’a été retrouvé que par des huissiers venus réclamer des loyers impayés donne le ton. Il y est question de ces nouvelles drogues – une apparaîtrait chaque semaine dans Paris – censées affûter les sens, décupler l’empathie, faire tomber les inhibitions : des drogues que l’on prend pour faire la fête, mais dont la brigade ne côtoie que l’effet le plus délétère et définitif : la mort.
Homicide involontaire
Alexandre Kauffmann est honnête. On ne compte à Paris pas plus d’une vingtaine de morts par intoxication via des stupéfiants par an. C’est bien moins qu’il y a vingt ans, où l’héroïne, essentiellement, fauchait annuellement de 100 à 150 vies dans la capitale. Par contre, en vingt ans, le taux d’élucidation a, lui, drastiquement augmenté, passant de 20 à 80 %. En cause : la téléphonie. Sur les portables des clients morts, les messages permettent aisément de loger le fournisseur. C’est le rôle de cette drôle de brigade, dont peu sans doute connaissaient l’existence : remonter la piste du produit. Retrouver qui l’a vendu, démêler si possible le réseau et mettre ce beau monde à l’ombre pour « homicide involontaire ». L’enquête de Kauffmann est dès lors l’occasion de dresser le portrait des usagers, des trafiquants, petits ou grands, et bien sûr des flics qui les pourchassent. S’y révèle un échantillon d’humanité digne de la série Engrenages.
Claquettes-chaussettes
Les usagers ? Ils sont comme vous et moi : journaliste, dentiste, exilé, étudiant, loin des paumés de Katmandou. Au départ du moins, ces gens sont insérés, insiste Kauffmann. Ils travaillent, ils ont une famille, ils ne sont pas en rupture puisque ces drogues synthétiques ne sont pas là pour larguer les amarres, mais pour continuer à avancer, en se donnant un petit shoot de plaisir. Problème tout de même, MDMA, GHB et autres drogues de synthèse, peuvent tuer dès la première prise et point n’est besoin d’en avoir pris trop, il suffit d’en avoir pris au mauvais moment.
Les trafiquants ? L’auteur en dresse une typologie : il y a le type en claquettes-chaussettes, qui dort chez sa mère toute la journée. Mais est à la tête d’un « cocaïne call-center » : un message sur WhatsApp, la messagerie cryptée, et il envoie une petite main livrer à Paris la marchandise. Le problème de « Claquettes-chaussettes » : les transports. Pour ses propres besoins, il emprunte le scooter de son petit frère. Ses livreurs, eux, en sont réduits à passer par Heetch, l’appli de covoiturage nocturne qui permet aux ados de rentrer sans encombre d’une soirée trop arrosée… Claquettes-chaussettes n’est pas, tant s’en faut, le chef de la bande : il traite sa troupe de bons à rien mais se fait lui-même enguirlander à tout bout de champ par son supérieur, caricature sordide de la vie en entreprise…
À l’opposé de Claquettes-chaussettes, on trouve le dealer « classe », beau costard et verbe haut : il a repris les affaires de son frère qui est en prison. Lui-même cache sous son pantalon ajusté un bracelet électronique et il doit courir sans arrêt pour honorer son contrôle judiciaire. D’ailleurs, il le dit : il est « épuisé ». Son rêve à lui : ouvrir un resto au bled. Il y a aussi des dealers mondains. Eux financent par leur trafic leur propre consommation. Leurs clients sont leurs amis, qu’ils ont commencé à dépanner. Avant de ne plus avoir d’amis, seulement des clients : « Leur vie est devenue si pauvre, leur esprit si irascible, qu’ils n’ont plus grand-chose à offrir. »
Du bon côté de la barrière
Enfin, il y a les policiers, les sept membres, cinq hommes, deux femmes, de la brigade Surdose. Leurs interrogatoires vains, leurs planques interminables, leurs indics, leurs techniques – analyses de laboratoire, écoutes téléphoniques – et improvisations : la filature qui ne mène nulle part, la perquisition qui flirte avec un gag de La Grande Vadrouille. Ils ne savent pas toujours très bien à quoi leur travail rime, mais du moins sont-ils du bon côté de la barrière, même si parfois, ça ne tient qu’à un fil. Ainsi de Patrick, le commandant, issu des mêmes cités que ceux qu’il traque désormais : « Un jour que je conduisais un suspect au dépôt, j’ai croisé un ancien camarade de collège, menottes aux poignets. Il était là pour trafic de stups… »
Cette proximité, l’auteur la connaît bien, lui qui, glisse-t-il au fil des pages, a rompu avec l’alcool dans lequel il était en train de se perdre. L’addiction, Alexandre Kauffmann en parle avec des mots précis, décrivant les effets des produits injectés, inhalés, avalés, par la petite faune de la nuit parisienne : la « chaleur bienveillante » de la MDMA, « l’anxiété heureuse » de la cocaïne, « l’euphorie bavarde » de la 3-MMC qui décuple le plaisir sexuel : « Sans 3-MMC, le sexe n’a plus de goût. » Et les effets moins désirables : la MDMA peut provoquer une hyperthermie sans crier gare. La 3-MMC rend impuissant…
Malgré leurs résultats, les flics de Surdose sont loin de triompher. Les pistes qu’ils suivent tournent court : les gros bonnets ne sont guère bavards au téléphone. C’est le petit, le dernier maillon, qui prendra cher, puis il ressortira et remettra ça. Tant qu’il y aura des clients : des hommes et des femmes qui, ici, sont tous adultes, ont choisi parfois d’organiser leur « surdose » pour mettre un terme à une existence que la drogue a saccagée, ou n’a pas pu réparer. Kauffmann ne le cache pas : cette histoire d’homicide involontaire le fait tiquer.
Selon lui, les clients ont tout à fait volontairement acquis puis consommé le produit. Certes, la notion de consentement face aux drogues devient floue. Certes, ces gens sont aussi malades. Mais la législation française, juge-t-il, est schizophrène : la seule au monde à faire du consommateur à la fois un coupable et un malade. Il plaide pour la légalisation de toutes les drogues, des produits aujourd’hui de synthèse, mais qui sont, rappelle-t-il, aussi vieux que l’humanité.
Surdose, d’Alexandre Kauffmann, éditions Goutte d’or, 266