Violence scolaire : « Le système est totalement à côté de ses pompes ! »
Les agressions contre les enseignants augmentent-elles ? Comme chaque année depuis 1991, Éric Debarbieux a posé la question aux intéressés. Entretien.
Par Anna Breteau
Au début du mois d’octobre 2017, une vidéo montrant une enseignante violemment giflée par un élève fait le tour des réseaux sociaux. Alors qu’une enquête administrative a été ouverte, le phénomène de la violence en milieu scolaire reste une réalité obscure et les statistiques manquent. Éric Debarbieux, spécialiste de la question et ancien délégué auprès du ministère de l’Education nationale, nous livre les derniers résultats de l’enquête qu’il a menée auprès des quelque 550 000 adhérents de la Fédération des autonomes de solidarité. 26 000 d’entre eux ont répondu à son questionnaire. Partisan de la protection des enseignants victimes de ces agressions, mais également attentif aux facteurs qui favorisent la violence scolaire chez les élèves, Éric Debarbieux décèle dans les résultats de son étude de nouvelles tendances qui interrogent sur le fonctionnement du système éducatif, et sur le climat dans lequel vivent les enseignants.
Le Point.fr : Vous venez de clôturer votre dernière enquête sur les violences en milieu scolaire pour l ‘année 2016. Le phénomène a-t-il évolué ?
Éric Debarbieux : Depuis que je réalise des enquêtes sur la violence en milieu scolaire, je constate toujours le même problème. La violence à l’école a longtemps été niée et ce n’est pas un phénomène aussi neuf qu’on l’imagine. Les premiers chiffres datent de la fin des années 1970, mais n’étaient pas issus d’une véritable enquête. Ils servaient encore au début des années 1990. Ils montraient déjà l’existence du racket et d’agressions, mais leur imprécision montrait une mauvaise connaissance de la violence. C’était un aveuglement un peu idéologique, d’abord : l’idée générale était que l’école universelle, l’école des savoirs, ne pouvait pas produire de la violence. Elle venait forcément d’ailleurs. Effectivement, ça peut venir d’ailleurs, mais en fait, c’est rarement le cas. Dans 90 % des cas, c’est dans l’enceinte de l’école que les violences se produisent. Donc, qu’on le veuille ou non, les solutions sont aussi pédagogiques, inscrites au cœur de l’école. L’autre raison du déni, lorsque la victime est l’enseignant, c’est la honte : pendant très longtemps, on a considéré qu’être agressé était synonyme de manque d’autorité.
Ce phénomène de honte n’est-il plus d’actualité ?
Beaucoup moins, je crois. Aujourd’hui, un professeur physiquement attaqué, on va presque immédiatement à la plainte et, la plupart du temps, les agresseurs sont condamnés. La honte était également nourrie par la volonté de ne pas stigmatiser l’établissement scolaire et sa réputation. Si ce type de phénomènes est trop visible, les parents n’y inscrivent plus leurs enfants.
Revenons sur l’origine de la violence. Vous dites qu’elle est endogène, qu’elle ne vient pas de l’extérieur.
Oui. Le principal résultat de toutes les enquêtes de victimation dans le monde, et pas seulement en France, montre que 95 % des faits de violence à l’école sont commis par des élèves sur des élèves et parfois sur des enseignants. On a longtemps tout mélangé. On a pensé que la violence à l’école était liée aux violences urbaines, que des bandes d’agresseurs faisaient intrusion dans l’enceinte de l’école pour agresser le corps enseignant. Si bien que, pendant des années, on s’est dit « traitons les violences urbaines, ça réglera les violences à l’école ». C’est faux.
L’important dans ce genre d’enquête est de n’avoir aucun a priori idéologique. J’ai avant tout une démarche scientifique. Si on se place dans le « y a qu’à » ou « c’est la faute à », l’étude est biaisée. La question est d’avoir les chiffres de cette réalité. Ensuite, une fois qu’on a un bilan chiffré, des statistiques, on peut interroger les facteurs qui favorisent la violence. Cela permet également de voir des évolutions dans le temps. En France, on commence à avoir, au niveau national, des enquêtes de victimation par la Depp (Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance) menées auprès des élèves. Mais il n’y a quasiment aucune enquête effectuée auprès des enseignants, excepté celles de leur mutuelle, la MGEN.
Quelles sont les grandes tendances que dessine cette enquête ? Quels types de violence connaît aujourd ‘hui l ‘environnement scolaire ?
Je fais toujours une distinction très claire entre les formes de violence. Les violences physiques sont plus médiatisées parce que plus spectaculaires. Mais elles ne représentent qu’une infime partie du problème et se focaliser uniquement sur celles-là serait une erreur. On ne peut rien comprendre à la violence dans le milieu scolaire si l’on ne prend pas en compte le phénomène très important des micro-violences. Ce sont des violences qui, prises une par une, ne sont pas forcément exceptionnelles. Cela peut se traduire par une petite insulte, une bousculade intentionnelle, par un phénomène d’ostracisme, du harcèlement ou de petits vols.
Ainsi, les agressions physiques restent relativement rares : dans leur carrière, 6 % des enseignants du second degré ont été agressés physiquement. Moins de 1 % l’ont été cette année. 83 % du personnel de l’éducation nationale n’a jamais été menacé dans sa carrière. En revanche, les insultes sont beaucoup plus fréquentes. Pour l’année 2016 seulement, 30 % des personnes interrogées ont été insultées par un élève, 12 % par plusieurs d’entre eux. Donc l’essentiel de la violence à l’école, c’est l’accumulation de petites choses. Ce qui use les professeurs, c’est la micro-violence répétitive. On les a longtemps appelées des incivilités, mais j’ai tendance à ne plus utiliser ce terme aujourd’hui trop galvaudé. Il n’est pas seulement question des types de violence et de leur degré de gravité, mais de dire que les toutes petites violences deviennent plus graves lorsqu’elles se répètent.
Mais l’appréciation de ces toutes petites violences est-elle plus difficile ?
Oui. Il faut faire attention et ne pas confondre violence et indiscipline ! Un exemple : le bruit dans la classe. Dans certains pays, c’est considéré comme une manière d’être de la classe. En France, cela peut être vécu comme une violence.
Qui est exposé aux risques de violence ? Y a-t-il des profils types ? Les femmes sont-elles plus exposées que les hommes ?
Les hommes sont aussi exposés à la violence que les femmes dans le corps enseignant. En général, les insultes envers les professeurs restent « classiques » : seulement 4 % d’entre elles sont sexistes, 2 % racistes et 1 % homophobes. Par contre, il y a des pics de violence dans la carrière d’un enseignant. Le très jeune professeur est paradoxalement moins exposé, car il est très accompagné pendant les deux ou trois premières années par des formateurs, l’inspection, etc. C’est plutôt trois ou quatre années après que les violences peuvent se produire, lorsque ces jeunes enseignants ne sont plus accompagnés. Il y a également un profil plus exposé : l’enseignant las, usé, qui n’a, par exemple, pas réussi à changer d’établissement, etc.
Un autre paramètre entre en compte : enseigner dans un établissement à éducation prioritaire double le risque. Donc je confirme qu’il y a une sociologie de l’exclusion qui n’est pas simplement liée aux élèves mais aussi à la manière dont on nomme les enseignants. Un élève parisien coûte 47 % de plus qu’un élève qui se situe en zone d’éducation prioritaire. Pourquoi ? Parce que les profs sont plus expérimentés et mieux payés. Nous avons en zone d’éducation prioritaire les personnes les plus jeunes et les moins formées. En outre, certains établissements changent tellement souvent d’enseignants (pour certains, 70 % du corps enseignant change chaque année !) qu’il est difficile d’établir une pédagogie stable.
La violence a-t-elle évolué ?
Sur les violences physiques, verbales, les insultes, les bousculades, les chiffres sont les mêmes depuis 2011. Il n’y a pas d’augmentation des faits de violence envers les professeurs. En réalité, la montée de la violence anti-scolaire a 20 ans. Au début des années 1990, 9 % des enseignants interrogés évoquaient une grande agressivité entre les élèves et les profs. En 1998, ils étaient 42 % à le penser. Il y a eu un point de bascule avec une nouvelle génération qui ne croit plus en la possibilité de s’intégrer à la société française. Ce changement important montre la crise d’appartenance qui traverse un certain nombre d’élèves. Il faut absolument développer le sentiment d’appartenance à l’école. Il ne s’agit pas d’« apprendre les valeurs de la République » mais de les faire vivre ! S’il y a une montée de la violence, c’est une violence plus collective, selon moi. Elle est multiple : il y a celui qui frappe, celui qui filme, ceux qui rient, etc. Et la réponse à cette violence collective doit être collective.
Par contre, une autre forme de violence augmente, et on en parle très peu. Plus de 23 % des enseignants estiment avoir déjà été victimes de harcèlement dans l’exercice de leurs fonctions. 11 % d’entre eux l’ont été cette année. Et à la question « Par qui avez-vous été harcelé ? », la réponse est, dans 62 % des cas, « par un des membres du personnel » quand 23 % l’ont été par des élèves. Là encore, l’évolution de ce sentiment est significative. En 2013, 18 % des enseignants disaient avoir été victimes d’ostracisme. Aujourd’hui, 28 % d’entre eux l’affirment.
Comment expliquer cette nouvelle tendance ?
Les enseignants ressentent un mépris profond. La manière de réformer en France par le haut n’est plus fonctionnelle et, surtout, provoque des conflits dans les établissements scolaires qui peuvent dégénérer de manière très grave. Dans certaines de mes enquêtes de terrain, j’ai vu des chefs d’établissement pleurer…
Selon vous, comment répondre à ces violences ?
On ne peut pas traiter les problèmes de violence à l’école par des mesures, certes spectaculaires et rassurantes, mais qui sont simplement l’enfermement de l’école sur elle-même, comme des rondes de police, des caméras de vidéosurveillance, etc. Il faut protéger les enseignants, c’est indéniable et absolument nécessaire. Mais, d’abord, un suivi psychologique doit être mis en place. Ces enseignants qui ont été agressés ont besoin d’un accompagnement de longue durée, un suivi post-traumatique que l’Éducation nationale ne lui donne pas ! Il faut rappeler que c’est l’une des plus grosses « entreprises » d’Europe, et la seule qui n’a pas de médecine du travail ! Il n’y a pas de psychologie scolaire pour les enseignants, pour les directeurs et les chefs d’établissement. Si la MGEN peut parfois, grâce à ses réseaux, enclencher un processus de suivi psychologique, c’est loin d’être systématique.
Il faut également bien identifier ce qu’est la violence pour la combattre et éviter à tout prix de se focaliser sur les plus spectaculaires. Il ne s’agit pas de les minimiser, mais de prendre un compte un phénomène plus global. Et je crois que la réponse est avant tout pédagogique. En France, on est dans le maximalisme : « Soit tu es pédago, soit tu es anti-pédago. » Mais non ! La pédagogie est aussi l’amie du savoir ! Il faut notamment en finir, concernant la gestion des conflits avec les élèves, avec l’idée d’autorité naturelle. L’autorité se construit, se construit en équipe, dans un cadre collectif.
Aujourd’hui, on punit à l’école, on punit beaucoup. Contrairement à l’idée reçue d’un certain laxisme, on punit beaucoup trop ! Dans certains établissements d’éducation prioritaire du second degré, 35 % des élèves ont été exclus temporairement… Comment voulez-vous qu’ils se sentent appartenir à la classe ? Benjamin Moignard a fait une étude très intéressante sur l’académie de Créteil et parle de « collèges fantômes » : chaque jour, il y a l’équivalent d’un collège qui est mis dehors de manière transitoire. D’où des problèmes de décrochage scolaire, de sécurité publique et même de santé mentale.
Pensez-vous que la formation des futurs enseignants ne correspond pas aux réalités des classes ?
Oui, complètement. Je pense qu’il faut réconcilier la formation théorique de haut niveau (j’insiste, il ne s’agit pas d’abaisser les niveaux de connaissances) et une vraie formation de terrain. Je suis professeur en ESPE (école supérieure du professorat et de l’éducation) et je pose souvent des questions sur le sujet à mes étudiants. « Vous a-t-on déjà parlé de la punition ? » La plupart me répondent que non, jamais. Autre question : « Comment fait-on pour échapper au piège du « plus je te punis, plus je te construis identitairement comme le petit dur, donc plus ça ajoute à ma difficulté à moi en tant que prof ? » J’ai également mené une étude auprès des enseignants sur la seule question « De quoi avez-vous besoin ? ». Sur plus de 600 pages, les mots qui reviennent sans arrêt sont « gestion », « conflit », « élèves », « difficile » « parents » « comportement ». Aucun ne demande une formation disciplinaire supplémentaire, ils l’ont déjà. Le discours anti-pédagogie n’existe qu’en France et il est devenu tellement prégnant et caricatural qu’il a des effets catastrophiques dans les classes. Le système est totalement à côté de ses pompes !
Dernier ouvrage paru : « Ne tirez pas sur l ‘école … réformez-la vraiment », Armand Colin, août 2017, 15,90 euros.