Violences scolaires : « On te retrouvera ! »
#PasdeVague. Ils sont profs, pions, proviseurs, tous ont connu la violence et l’inertie de leur hiérarchie. Christine raconte le jour où elle a été menacée.
Par Émilie Trevert
Depuis la diffusion de la vidéo d’un élève braquant sa professeure avec un pistolet factice à Créteil, la parole se libère chez les enseignants. Sous le hashtag #PasdeVague, des dizaines de milliers de professeurs osent parler de ce sujet jusqu’ici tabou : la violence exercée par une minorité d’élèves envers le corps enseignant.
Quatre cent quarante-deux incidents graves sont signalés chaque jour dans les collèges et lycées de France, d’après la DEPP (Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance), un chiffre stable depuis des années et largement sous-évalué, tous les faits n’étant pas signalés. Les violences verbales représentent 40 % des faits, les violences physiques – principalement entre élèves – 30 %.
Ces agressions, menaces, intimidations ou insultes ne touchent pas que les professeurs. Surveillants, conseillers principaux d’éducation (CPE) et personnel de direction sont également en première ligne. Certains, sous le couvert de l’anonymat, ont accepté de se confier au Point. Ils racontent le jour où la violence a fait irruption dans leur quotidien, sur leur lieu de travail, alors qu’ils se pensaient respectés. Derrière l’anecdote personnelle, ils dénoncent tous le manque de soutien de leur hiérarchie et des sanctions trop légères, voire inexistantes ou inapplicables.
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Christine*, 70 ans, prof de philo à la retraite
Celle qui a exercé avec passion et, par choix, dans un lycée REP de banlieue parisienne pendant près de quinze ans nous confie une mésaventure qui lui est arrivée il y a de nombreuses années et qui n’a jamais cessé de la hanter. Pour Christine, la violence en milieu scolaire n’est pas un fait nouveau, il était juste passé sous silence auparavant. Il y avait une forme d’autocensure : « Le prof chahuté hésite à parler devant ses collègues, on va dire qu’il ne tient pas sa classe », explique-t-elle. Et puis, cette ex-militante de gauche faisait partie de ces profs qui voulaient « à tout prix soutenir les gamins ». « Je pensais que l’éducation pouvait les sauver, mais certains ne sont plus soutenables… » reconnaît-elle aujourd’hui.
« C’était après le 11 septembre 2001. J’étais prof principale de philo en série techno. Ce jour-là, on élisait les délégués de classe ; quand on a dépouillé, il y avait une dizaine de voix sur trente pour… Ben Laden ! Moi, dans ma grande naïveté, j’ai essayé de discuter avec ceux qui avaient mis ces bulletins, ils m’ont répondu : Faut foutre le feu à la cité !
Le cours d’après, je suis revenue avec un texte de Platon sur les origines de la tyrannie, tiré de La République : Lorsque les pères s’habituent à laisser faire les enfants/ Lorsque les fils ne tiennent plus compte de leurs paroles/ Lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter/ Lorsque finalement les jeunes méprisent les lois parce qu’ils ne reconnaissent plus, au-dessus d’eux, l’autorité de rien et de personne, alors, c’est là, en toute beauté, et en toute jeunesse/ Le début de la tyrannie.
Un texte d’une grande modernité qui n’a visiblement pas parlé aux élèves les plus remuants de la classe. Deux redoublants de 21 et 22 ans. Ils n’ont pas daigné jeter un œil au texte et, en sortant, ils ont jeté la feuille par terre, l’ont piétinée, s’essuyant ostensiblement les pieds dessus. J’étais en colère, j’ai cependant essayé de discuter avec eux. Je ne me suis pas aperçue que la salle s’était vidée et quand j’ai voulu sortir, ils m’ont bloqué le passage. Je mesure 1,57 m et eux étaient deux gaillards de 1,90 m. Autant dire que je n’en menais pas large… Le préfabriqué où je faisais classe était au fond de la cour, il n’y avait plus personne. J’étais seule, sans témoin. Ils m’ont insultée et menacée pendant près de trente minutes qui m’ont semblé une éternité. Des insultes épouvantables sur ma “race” et des propos misogynes ; je n’étais “qu’une femme” après tout… Ils ont fini par partir en me lançant : On te retrouvera !, et en faisant avec le pouce un geste pour trancher la gorge. Je me souviens avoir croisé l’infirmière qui m’a emmenée chez la proviseure. Elle m’a dit : On va faire une commission éducative [qui agit en principe dans un cadre préventif, NDLR]. Il n’y a même pas eu de conseil de discipline ! Dix jours après, lors du rendez-vous, les parents ne sont pas venus, les élèves ont fini par arriver en insultant tout le monde. Ils ont eu 8 jours de mise à pied. Ce que j’estime gentillet… Une autre fois, alors qu’ils avaient réintégré le lycée, l’un d’eux m’a heurtée violemment dans un couloir.
J’ai passé une assez mauvaise année, même si les deux élèves ne venaient pas souvent en cours. J’étais quand même un peu traumatisée. Les soirs d’hiver, quand je rentrais à pied du lycée à la nuit tombée, je regardais derrière moi pour voir si personne ne me suivait. Puis, un jour, deux ans après, alors que je traversais sur un passage piéton, j’ai vu une voiture qui a accéléré délibérément dans ma direction. J’ai reconnu l’un des deux élèves au volant. »
* Le prénom a été modifié